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(fr) Genre et développement (2)

From Worker <a-infos-fr@ainfos.ca>
Date Sat, 10 May 2003 21:50:27 +0200 (CEST)


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"Genre et développement" : une analyse critique des politiques des
institutions internationales depuis la Conférence de Pékin

Jules Falquet

[2e partie ]

Les indicateurs du développement

Pour les institutions internationales comme pour les ONGs, le travail
sur le développement passe d'abord par l'établissement de diagnostics,
puis par la planification de projets, leur exécution et enfin
l'évaluation des résultats. Pour cela, les travaux qualitatifs et
monographiques sur des expériences locales, indispensables, sont chaque
fois plus standardisés en vue d'atteindre une plus grande "efficacité".
Surtout, dans la mesure où les projets sont eux - aussi de plus en plus
standardisés et appliqués simultanément dans différentes régions du
monde, est apparue une volonté très nette de disposer d' "indicateurs"
quantitatifs, afin de pouvoir effectuer des comparaisons diachroniques et
internationales.

Le choix de ce qui va être mesuré et de ce qui sera laissé dans
l'ombre constitue un enjeu politique majeur. Les féministes ont souvent
insisté sur l'invisibilité de la plupart des activités féminines, sur le
manque de statistiques décomposées par sexe, y compris dans des domainesélémentaires comme l'éducation ou le travail salarié - sans parler de
l'indisponibilité de données sur le travail domestique (durée, nature,
valeur...). Depuis les années 70, des progrès ont cependant été réalisés.
A grands renforts de crédits et d'envoi d'expert - e - s, de matériel
informatique et de logiciels adaptés, la plupart des pays ont été dotés
d'instances ad - hoc : départements démographiques, divisions adaptées
dans les officines de la comptabilité nationale, nouvelles techniques de
recensement, etc. Cependant, les avancées ne sont pas uniformes. Dans de
nombreux champs on ne dispose pas encore de séries suffisamment longues
dans le temps pour pouvoir mesurer d'éventuelles progressions de tel ou
tel phénomène. Les méthodes de collectes des informations sont d'une
fiabilité inégale suivant les pays et le type de renseignements
recherchés , notamment quand on envoie des enquêteurs de sexe masculin
s'adressant à des informants de sexe masculin - souvent considérés comme
chefs de famille légitimes même lorsque ce n'est pas le cas - pour
obtenir des informations concernant les femmes .

Supposant résolues ces questions "techniques", des questions
directement politiques demeurent. D'abord, quelles sont réellement les
intentions des commanditaires des informations? Comme le rappelle un
récent travail de Bruno Lautier : "définir et compter les pauvres peut
être destiné à autre chose que les aider; sans avoir lu tout Foucault,
chacun sait quedéfinir, classer, compter a surtout servi dans l'histoire à discipliner,
enrôler, fiscaliser, voire exterminer." (Lautier, 2001). Il n'est pas
rare que certaines populations refusent frontalement ou subtilement
d'être dénombrées et analysées, par exemple des groupes alliés à des
mouvements révolutionnaires (Salvador, Guatemala, populations indiennes
zapatistes), ou des secteurs traditionnellement méfiants à l'égard des
pouvoirs publics (certains groupes de chômeuses ou de chômeurs, de SDF,
de gens du voyage). Dans cette ligne, un certain nombre d'ONGs, notamment
dans le mouvement des femmes en Amérique latine et aux Caraïbes,
s'interrogent sur l'utilisation des "renseignements" qui leur sont
demandés et qu'elles fournissent à peu de frais aux institutions
internationales, dans le cadre de la "participation" que nous évoquerons
plus bas.

Ensuite, le fait est que depuis déjà plusieurs années, les chiffres
de la Banque mondiale, du PNUD ou du FMI, font autorité dans la plupart des
domaines. Même les personnes et les groupes qui s'opposent aux politiques
de ces institutions se trouvent placées dans la situation de devoir les
critiquer avec les chiffres fournis par ces mêmes institutions, comme le
souligne James Petras, un important critique de la mondialisation
néolibérale (Petras, 2001). Force est de constater que s'est crée
progressivement un quasi - monopole des informations chiffrées légitimes,
aux mains des institutions internationales, informations qui servent à
ces institutions qui sont "juge et partie" de la mondialisation à
élaborer un discours officiel difficilement attaquable.

La discussion méthodologique qui suit doit donc être lue avec une grande
prudence quant à la fiabilité et à la pertinence des chiffres.


Les Indice de développement humain (IDH) et de genre (IDG) du PNUD

Le PNUD est probablement la première institution internationale à
avoir remis en cause la vision purement économiciste du développement qui
prévalait jusqu'au début des années 90, en s'appuyant notamment sur les
travaux d'Amartya Sen, qui présentent le "développement humain" comme une
capacité ou une liberté (Sen, 1990). Le PNUD a donc proposé de substituer
au PIB un indicateur du développement plus qualititatif, l'IDH (Indice de
développement humain), dont la valeur peut varier de zéro à un : en 1995,
le Niger atteignait 0, 207 et le Canada 0, 950. Il se compose de la
moyenne de trois variables affectées du même coefficient :

- l'espérance de vie à la naissance

- le degré d'éducation moyen

- PIB par personne ajusté de manière à refléter l'utilité marginale du
revenu, exprimé en parité de pouvoir d'achat (PPA) afin de minimiser les
distorsions provoquées par les variations des taux de change

Bien que cet indice marque une avancée considérable par rapport au
PIB, il faut souligner ses nombreuses faiblesses, que détaille un article
très documenté de Paloma de Villota. La première, commune à tous les
indicesnationaux, est de masquer les disparités régionales, de genre et
ethnique, qui peuvent être considérables. Ainsi, le sud du Brésil possède
un IDH comparable à celui du Luxembourg (27ème rang mondial en 1995),
tandis que le nord du pays se situe entre la Bolivie et le Gabon,
respectivement 113ème et 114ème rangs mondiaux. De même, la population
blanche des Etats - Unis possèdait en 1995 le meilleur IDH du monde,
tandis que la population Noire occupait le 27ème rang et la population
hispanique, le 32ème. Enfin, les chiffres de 1993 sur les Etats - Unis
montraient que les hommes noirs jouissaient alors d'un IDH similaire à
celui de la Bulgarie, les femmes noires à celui de la Grèce, tandis que
les femmes blanches possèdaient un IDH supérieur à la moyenne japonaise,
qui présentait alors l'IDH le plus élévé du monde (Villota, 1999).

Quand on analyse séparément chaque composante de l'IDH, chacune
mérite débat. Cependant, c'est surtout la composante "revenu" qui pose
problème. Un calcul assez complexe permet de comparer internationalement
le pouvoir d'achat tout en pondérant de manière décroissante l'utilité
marginale du revenu . Cependant, on se base exclusivement sur l'économie
"visible", ignorant à la fois l'économie "informelle" et surtout
l'économienon - monétaire. Le travail fourni gratuitement part les femmes dans le
foyer ou dans la communauté, qui n'est pas comptabilisé, fournit pourtant
un supplément de bien - être considérable. Le rapport de 1996 du PNUD
reconnaissait d'ailleurs la nécessité réaliser des efforts pour améliorer
l'IDH, notamment pour comptabiliser le travail non - rémunéré des femmes.

Pour mesurer les inégalités de genre dans le développement et le
bien - être, le PNUD a mis en place l'IDG (Indice de développement lié au
genre). Il est calculé de la même manière que l'IDH, sauf qu'il inclut le
niveau d'inégalité entre femmes et hommes. Concernant la première
composante de l'indice, l'espérance de vie à la naissance, "l'avantage
biologique" des femmes leur donne une moyenne mondiale de cinq ans
d'espérance de vie de plus que les hommes (toutes conditions égales par
ailleurs, notamment en termes de nutrition et d'attitude sociales
non - discriminatoires envers les femmes). Pour ce qui est de sa deuxième
composante, une des difficultés vient de ce que l'analphabétisme juvénile
n'est pas pris en compte, alors qu'il est parfois très différent selon le
sexe, ainsi que dans les zones urbaines ou rurales. Enfin, la troisième
composante, comme on l'a vu, pose de très grands problèmes puisqu'elle ne
prend en compte que le revenu monétaire provenant d'activités rémunérées.
Le PNUD ne semble pas encore avoir résolu le problème, bien que de
nombreuses économistes aient proposé des modèles sensibles au genre et
travaillé abondamment la question de la comptabilisation du travail
domestique des femmes. On verra notamment à ce sujet les panoramas
présentés par Patricia Alexander et Sally Baden, ou par Lourdes Benaría
dans les Cahiers genre et développement (Alexander, Baden, 2001; Benaría,
2001).


De quelques indicateurs de développement "genrés"

Sous la pression des organisations de femmes, la plupart des
institutions ont mis en place un certain nombre d'indicateurs capables de
mesurer les effets du développement selon le genre. Toutefois, la
difficulté pour obtenir certains chiffres, les coûts de leur recueil et la
lourdeur des"batteries d'indicateurs" constituent souvent un obstacle à leur
utilisation. Par ailleurs, les résistances internes à chaque organisation
conduisent souvent à écarter ces indicateurs, à peine élaborés.

Ainsi, en ce qui concerne le développement durable, la Commission
pour le développement durable (CDD) de l'ONU travaille depuis 1997 à
l'élaboration d'indicateurs du "développement durable" (Femmes et
changements, 2002). Originellement, elle avait lancé un programme pour
tester 134 de ces indicateurs dans vingt pays du Sud et du Nord.
Cependant, en 2000, la liste a été ramenée à 59. Parmi les indicateurs
"recalés", 7 au moins étaient particulièrement importants du point de vue
du genre . Si la CDD a bien prévu de désagréger par sexe un certain
nombre d'indicateurs , l'unique indicateur spécifiquement lié au genre
qui a été retenu est celui qui mesure le "ratio salaire féminin/salaire
masculin".

En ce qui concerne les indicateurs - pays de l'ONU (Common country
assessments indicators), la situation n'est guère meilleure. En effet,
seuls trois de ces indicateurs sont sensibles au genre : le ratio
filles/garçons inscrits dans l'enseignement secondaire, la part des
femmes dans l'emploi non - agricole et le nombre de sièges obtenus par
les femmes dans les parlements nationaux. Ces indicateurs, aisés à
comprendre et relativement faciles à obtenir, présentent cependant des
défauts importants. D'abord, l'inscription dans les établissements
scolaires ne signifie nullement la poursuite effective des études.
Ensuite, l'indicateur concernant le travail ne mesure pas le ratio des
salaires effectivement perçus, qui montrerait une différence sans doute
bien plus grande entre les sexes. Il ne mesure pas non plus la qualité ni
lasécurité des emplois des femmes et des hommes. Enfin, la participation
politique des femmes est réduite à sa plus simple expression,
l'indicateur laissant de côté leur participation aux différents niveaux
des gouvernements, des partis, des syndicats ou des ONGs notamment.

L'OCDE enfin, par le biais de sa division d'aide au développement, a
établi une liste de 24 indicateurs centraux, sur la base d'une liste
globale de 40 indicateurs, dont la plupart sont désagrégés par sexe.
Toutefois, deux indicateurs seulement ont spécifiquement trait au genre :
le ratio filles/garçons dans l'enseignement primaire et le ratio
illetrisme féminin/masculin.

A titre de comparaison, l'UNIFEM, division spécialisée de l'ONU
concernant les femmes, a proposé de mesurer des domaines plus pointus,
parmi lesquels :

- importance de la violence contre les femmes
- pourcentage et évolution du ratio salaires féminins/masculins par
secteurs d'activités
- pourcentage et évolution du ratio femmes/hommes dans des rôles de
direction
- pourcentage et évolution du ratio femmes/hommes sur le marché du
travail salarié et dans le domaine du travail non - rémunéré
- évolution du nombre de femmes dans le secteur patronal et parmi les
"travailleurs à leur compte"
- temps passé dans des travaux de soins non - rémunérés
- importance de la contamination par le virus du sida

Enfin, différentes structures spécialisées ont travaillé à
l'élaboration d'indicateurs sensibles au genre dans différents domaines du
développement durable (Thais; Ramsom, 2001). Ainsi, la CEPAL, WEDO et
l'EGCS proposent une série d'indicateurs de participation des femmes aux
décisions environnementales, qui incluent notamment le nombre de femmes à
la tête d'organisations environnementales (ONGs et OGs) et le degré de
participation communautaire (information, préparation, utilisation
d'instruments particpatifs). Pour l'eau, la CEPAL, WEDO et Worlds's Women
2000 (dépendant de l'ONU) proposent de mesurer non seulement l'accès des
femmes à l'eau, mais aussi la commodité de cet accès à l'eau (notamment
le temps passé au ravitaillement) et d'inclure des données sur la
participation des femmes aux décisions sur les projets d'eau, tant dans
les communautés concernées que dans les agences de coopération. Pour les
forêts, WEDO et l'EGCS jugent important de mesurer la participation des
femmes dans les ONGs qui travaillent dans le domaine forestier, ainsi que
le type de projets "de genre" mis en place par ces ONGs. De même, en ce
qui concerne la terre, la CEPAL comme WEDO insistent sur la nécessité de
mesurer non seulement l'accès des femmes à la terre, mais aussi aux
crédits. Enfin - on pourrait multiplier les exemples - même dans le
domaine de l'énergie, réputé peu sensible au genre, la CEPAL, WEDO et
l'EGCS et l'UICHE proposent trois séries d'indicateurs incluant des
mesures non - différenciées à propos des sources d'énergie (par exemple :
quantité/utilisation de founrneaux à gaz), mais aussi des mesures de
l'accès des femmes aux différentes sources d'énergie et leur
participation dans la planification et la mise en oeuvre des programmes
énergétiques.

On le voit, la panoplie des indicateurs est large. Cependant, la
situation relative des femmes par rapport aux hommes reste très
inégalement mesurée et les principales institutions ne fournissent que
très peu de chiffres, au demeurant peu pertinents, dans ce domaine.
Surtout, les outils les plus novateurs restent encore très largement sous
- utilisés.


La "lutte contre la pauvreté", les discours de la "participation" et de
la "bonne gouvernance" : une intervention directe dans le champ politique

La lutte contre la pauvreté a été bombardée au rang d'objectif
prioritaire de la Banque mondiale depuis 1990 (Banque mondiale, 1990).
Derrière le côté apparamment éthique et consensuel de cet objectif, se
dessinent un ensemble de dispositifs politiques inquiétants : création de
pauvres "méritant - e - s" au détriment des systèmes de protection
généralisés, réordonnancement du champ politique et cooptation des
mouvements sociaux. Nous présenterons ici brièvement ces tendances et la
manière dont elles affectent les femmes.


Mesure de la pauvreté et création de "mauvais pauvres"

Bien que la Banque mondiale ait finalement reconnu que la pauvreté était
un phénomène multi - dimensionnel (Banque mondiale, 2000), qu'on ne
pouvait réduire à une dimension purement matérielle, elle continue à la
mesurer en termes exclusivement monétaires, en privilégiant un indicateur
"simple" destiné à marquer les esprits et à faire autorité. Elle a ainsi
popularisé la notion de "ligne de pauvreté" , parfois fixée à deux dolars
par personne et par jour, plus souvent à un dolar par jour. Or, le fait
de se concentrer sur un indice unique permet d'évacuer d'autres systèmes
de mesure plus pertinents, notamment des indices qui feraient apparaître
différents degrés de pauvreté entre sexes, ethnies ou classes, et dont on
voit aisément l'importance politique. Ou encore des indices sur
l'évolution de la richesse, qui complèteraient utilement les courbes
d'appauvrissement de la majorité de la population mondiale. La
détermination de la hauteur du seuil pose également question : par
exemple, le fixer relativement bas peut permettre de faire basculer
rapidement "de l'autre côté" une grande quantité de "pauvres" et
d'afficher ainsi des succès rapides. Si par ailleurs, comme le souligne
Lautier, il exitait parmi les "pauvres" deux groupes, l'un très en -
dessous de la "ligne" et l'autre l'atteignant presque, faudrait - il
décider de concentrer les efforts sur les moins pauvres, afin d'obtenir
une amélioration spectaculaire de l'indice à peu de frais, ou bien serait -
il plus éthique de lutter pour améliorer d'abord la situation des plus
pauvres parmi les pauvres (Lautier, 2002)?

Surtout, comme le montre également Lautier, le fait de "cibler"
uniquement un certain groupe de personnes pauvres (ici, "les plus
vulnérables"), permet de présenter directement ou indirectement le reste
de la population comme "privilégiée", alors qu'il s'agit plutôt de
secteurs qui ont réussi à défendre une partie de leurs droits sociaux. En
faisant apparaître un ensemble de personnes en - dessus de la ligne de
pauvreté (fixée de manière complètement arbitraire, il faut le répéter)
comme "nanties", on les exclut symboliquement et pratiquement du champ
des personnes susceptibles d'exiger une protection. Ce qui permet
d'évacuer tout débat sur la protection sociale. C'est ainsi que les
institutions internationales, dans le cadre de cette lutte contre la
pauvreté, fournissent des arguments et un arrière - fond idéologique aux
tenants du démantèlement et de la privatisation des systèmes collectifs
et publics de protection sociale (santé, retraites, etc). Amartya Sen,
théoricien des "capabilities" et inspirateur des actions "pionnières" du
PNUD dans les années 90, destinées à "apprendre aux pauvres à se
débrouiller par eux - mêmes", nobélisé depuis 1998, est devenu désormais
une des cautions intellectuelles de la Banque mondiale en la matière.
L'autre n'est autre que Mohammed Yunus, le fondateur de la Grameen Bank,
grand pourfendeur des services publics et inspirateur des micro - crédits
pour les femmes dont on a vu plus haut les tenants et les aboutissants.
Pire : l'appauvrissement particulier des femmes est complètement éclipsé
par l'effet neutralisant du concept de "ligne de pauvreté", alors que les
femmes du Sud constituent pourtant un des groupes les plus frappés par
les politiques néolibérales.


La lutte contre la corruption comme moyen d'intervention dans le champ
politique

Bien que statutairement, la Banque mondiale n'aie pas le droit de
réaliser des interventions politiques directes dans les différents pays
du monde, ces interventions sont inhérentes à son action - et ce depuis
sa création. Cependant, la Banque mondiale s'est enhardie jusqu'à
revendiquer ouvertement un rôle politique direct depuis la deuxième moitié
des années 90, comme en témoigne tout particulièrement son rapport de 1997
sur la question de l'Etat qui insiste sur la nécessité de lutter contre lacorruption (Lautier, 2002), ou les propos tenus en 1999 par Mr
Wolfensohn, affirmant que le premier des prélables à une croissance
durable et à un recul de la pauvreté, serait précisément la lutte contre
la corruption.

En dehors de la corruption proprement dite, ce que stigmatise la Banque
mondiale est plutôt un ensemble de pratiques clientélistes parfois
quasiment présentées comme un élément de l'idiosyncrasie du Sud, et en
tout état de cause décrites comme une scorie du populisme et une forme
inappropriée de "gestion". Or, ces systèmes de clientélisme, non
seulement se révèlent souvent être un mécanisme rationnel pour beaucoup
de "pauvres" (Briquet, Sawicki, 1998), mais se trouvent encore renforcés
- et modifiés - par la "lutte contre la corruption" de la Banque
mondiale. Comme l'explique Lautier : "la démocratisation formelle a
accentué ce caractère rationnel [du clientélisme], parce qu'elle met en
concurrence des distributeurs éventuels de faveurs. [...] Le mode
d'intervention de la BM contre la pauvreté a changé les formes du
clientélisme : il s'agitmaintenant pour les pauvres non plus principalement de recevoir
directement des subsides, mais de faire en sorte d'être classés comme
"cible". [...] La décentralisation, bien entendu, renforce le nouveau
clientélisme, mais le rend aussi plus masqué en même temps qu'il le
légitime, puisqu'il se pare des atours de la "participation de la société
civile"." (Lautier, 2000).

Mais les effets de l'intervention ne s'arrêtent pas là. Non seulement le
clientélisme est légitimé et élargi, mais il s'organise de manière plus
durable, dans la mesure où les ressources en jeu - désormais externes -
paraissent virtuellement illimitées. Et de surcroît, le champ politique
est profondément modifié, comme le signale encore Lautier : "Du coup, le
champ politique s'est considérablement élargi, puisque ce ne sont plus
tant les ressources propres (acquises on non par la corruption ou la
prébende) de l'homme politique qui sont redistribuées que des ressources
externes. La position politique - et ce d'autant plus qu'elle n'apparaît
pas comme telle, mais comme une position technique ou associative -
devient l'une des deux ressources majeures dans la course au pouvoir.
L'autre, ce sont les pauvres eux - mêmes [...]." (idem).

Ainsi, comme l'analyse lucidement Lautier, derrière leur position
apparemment technique et associative, une bonne partie des ONGs sont
propulsées dans un nouveau rôle politique et deviennent une pièce
centrale du processus . Il ne reste plus qu'à les encadrer de bonne
manière : c'est ce à quoi tend le dernier dispositif, celui de la
"participation" et de la "bonne gouvernance".


"Participation" et "bonne gouvernance" : de quelques effets sur les
mouvements sociaux

Le discours de la Banque mondiale sur la pauvreté est de plus en plus
intimement lié avec celui de la "bonne gouvernance". Pour obtenir des
crédits de la Banque et du FMI, les pays sont tenus d'élaborer un
"Document de stratégie de lutte contre la pauvreté" en consultation avec
la "société civile". Plus généralement, la plupart des aides
internationales sont chaque fois davantage conditionnées à des efforts de
"décentralisation" et pour "faire participer" la "société civile". Cet
appel à la "participation" est souvent présenté comme une victoire des
mouvements sociaux qui exigent une plus grande démocratie, notamment les
mouvements de femmes et féministes, et d'une manière générale les
mouvements de groupes marginalisés ou exclus (Indiens, paysans ou Noirs
par exemple, en Amérique latine). Cette stratégie "participative"
s'assortit de discours optimistes sur l'élargissement de la citoyenneté,
les contre - pouvoirs, la résistance ou la démocratie locale notamment.
Cependant, cette nouvelle politique constitue surtout à l'évidence une
tentative d'endiguer le mécontentement contre le nouvel ordre mondial
néolibéral révélé par les luttes sociales nationales et internationales
massives et spectaculaires que la Banque mondiale, le FMI ou l'ONU ne
pouvaient ignorer plus longtemps, depuis Seattle jusqu'aux Forums sociaux
mondiaux de Porto Alegre.

Plus profondément, de la part des institutions de Bretton Woods, cette
invitation à la "participation" remplit une série de fonctions bien
précises que nous avons évoquées dans des travaux précédents, en suivant
l'analyse d'une partie du mouvement féministe latino - américain (Cañas,
2001; CICAM, 1997; Falquet, 1998 et à paraître; Mujeres Creando, s.d.;
Pisano & Al., 1993).

Parmi ces fonctions, on trouve d'abord l'incorporation - récupération à
peu de frais du travail des ONGs, souvent nourri de pratiques de terrain
et novateur. Se crée progressivement une sorte d'interpénétration inédite
entre acteurs statutairement distincts et orginellement opposés, - ONGs
et organisations internationales - gouvernementales - dans le cadre d'une
bureaucratisation et d'une neutralisation du caractère potentiellement
"subversif" des premières. Souvent présentée comme une alliance, cette
compénétration croissante n'en est pas vraiment une, à moins que des
organisations de taille réduite, disposant proportionnellement de peu de
moyens et dont l'existence relativement précaire est sans cesse menacée,
puissent se trouver sur un pied d'égalité, même relatif, avec d'énormes
bureaucraties supranationales capables de planifier leur action à dix ans
et appuyées sur un Conseil de sécurité et une force militaire réputés
capables de déclencher ou d'arrêter des guerres aux quatre coins du
globe.

Plus largement, à travers leurs financements, leurs conférences, leurs
publications et leurs infrastructures, les institutions internationales
ont grandement contribué à la transformation de la plupart des mouvements
sociaux en ONGs, et des ONGs en sous - traitantes de leur politique
d'implantation du système néolibéral. Elles ont réussi à renforcer leur
légitimité très mise à mal, en créant avec les ONGs un consensus large et
flou sur la nécessité du "développement" - à tel point que beaucoup
d'ONGs de femmes luttent désormais pour être "mainstreamées". Surtout et
enfin, il semble que la proximité idéologique, organisationnelle,
financière et humaine que ces institutions internationales ont réussi à
créer, imposer ou rendre désirable aux ONGs ait réussi à neutraliser
toute vélléité de remettre en cause sérieusement et radicalement les
paradigmes fondamentaux de ce "développement" néolibéral.



A l'issue de cette réflexion, quelles sont les conclusions qui
s'imposent? On se demandait au départ pourquoi depuis la Conférence de
Pékin, malgré les apparentes avancées réalisées par les institutions
internationales dans la prise en compte des femmes dans leurs projets de
développement, la situation des femmes dans le monde s'était si peu
améliorée ou s'était même si franchement détériorée.

Au vu des développements qui précèdent, il semble que l'on peut bel et
bien exclure l'hypothèse des circonstances défavorables et du manque de
temps ou de moyens, et incriminer plutôt les limites intrinsèques des
paradigmes dominants. Le mainstreaming et l'empowerment ne permettent pas
aux femmes de sortir des logiques individualistes et néolibérales, tandis
que les micro - crédits les enfoncent dans une spirale de
micro - productivisme individuel et d'endettement dont on voit bien
qu'elle ne résoud ni de près, ni de loin, les causes profondes de
l'appauvrissement constant des femmes. Les indicateurs du développement
se multiplient et se perfectionnent, mais les plus intéressants sont
sous - utilisés tandis que les plus approximatifs et réducteurs servent à
consolider un discours à la fois alarmiste, lénifiant et hypnotique qui
fait écran à la réalité et justifie la poursuite des politiques
néolibérales. Dans le cadre de ce discours légitime qui cherche à devenir
hégémonique, la lutte contre la pauvreté impulsée par la Banque mondiale,
vaste fuite en avant, complète ce dispositif et achève de brouiller les
cartes en transformant le champ du politique et en renforçant l'acteur
"ONGs", rendu chaque fois plus docile par sa proximité croissante avec
les institutions internationales. Parmi les analyses les plus lucides de
ce processus, on trouve les réflexions d'une partie du mouvement des
femmes et du féminisme latino - américain et des Caraïbes. Il est grand
temps que les sciences sociales du Nord, et parmi elles, les chercheuses
féministes, prennent connaissance de ces débats et les poursuivent, sous
peine de collaborer activement avec un système dont le résultat le plus
manifeste est une détérioration brutale et massive de la situation des
femmes - et dans une moindre mesure, des hommes - dans le monde entier.



Glossaire des organismes citées


AID : Agence Internationale pour le Développement (Agence gouvernementale
de coopération des Etats - Unis)

CEPAL : Commission Economique pour l'Amérique Latine (rattachée à l'ONU)

DAWN : Development Alternatives with Women for a New era

EGCS : Ethiopian Gender Conservation Strategy

PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement

UICHE : Unisolomon Islands College of Higher Education

WEDO : Women's Environment and Development Organization



Bibliographie


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en France, Espagne, Grande Bretagne et Pays - Bas. Rapport à l'attention
du Premier Ministre et du Haut Conseil de la Coopération
Internationale,137 p.

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macro - économie". Cahiers genre et développement, "Genre et économie, un
premier éclairage", n° 2. Paris, Genève : AFED - EFI, l'Harmattan. Pp 33
- 37.

Banque mondiale. 2000. Attacking poverty. World development report 2000 -
2001. Washington : Banque mondiale, Oxford University Press, septembre
2000.

Banque mondiale. 1990. Rapport sur le développement dans le monde.
Washington : Banque mondiale.

Benería, Lourdes. 2001. "Vers une meilleure intégration du genre dans les
sciences économiques". Cahiers genre et développement, "Genre et
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l'Harmattan. Pp 417 - 437.

Briquet, J. L.; Sawicki, f. (dir.). 1998. Le clientélisme politique dans
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Cañas, Mercedes. 2001. « El movimiento feminista y las instituciones
nacionales e internacionales », in Gaviola Artigas, Edda ; González
Martínez, Lissette (compiladoras). Feminismos en América Latina.
Colección Estudios de género, n°4. Ciudad Guatemala : FLACSO. Pp 93 -
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La Correa feminista, Coleccion feminismos cómplices. 217 pp.

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Femmes et Changements, Côté - femmes éditions. 157 p. Première édition :
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"femmes" et "développement". Chronique féministe, "Féminismes et
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Bisilliat, Jeanne, (coord.). Titre non précisé. Paris : Karthala.

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Salvador (1970 - 1994). Thèse pour le doctorat de sociologie, sous la
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