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(fr) Courant Alternative #344 (OCL) - MEXIQUE: Dix ans après la nuit d'Iguala, le 26 septembre n'est pas oublié

Date Mon, 11 Nov 2024 17:47:39 +0000


Dans la nuit du 26 septembre 2014, 43 étudiants (normalistas) de l'école normale rurale Raúl Isidro Burgos d'Ayotzinapa, dans l'État de Guerrero, ont disparu à Iguala, une petite ville située à 140 kilomètres de Chilpancingo, la capitale de cet État. En outre, six personnes ont été assassinées - parmi lesquelles trois normalistas, dont l'un a eu le visage et les yeux arrachés alors qu'il était encore en vie - et plus de 40 ont été blessées lors de ce qui a été qualifié de «2 octobre du XXIe siècle (1)». ---- Une décennie de mensonges ---- Malgré d'importantes mobilisations nationales et internationales pour exiger la vérité et la justice, les familles et la société mexicaine dans son ensemble continuent d'ignorer ce qui est arrivé à ces jeunes, dont la plupart avaient entre 18 et 21 ans à l'époque. Bien qu'il y ait 151 personnes poursuivies, dont 120 sont en détention - parmi elles, des militaires et l'ancien procureur général Jesús Murillo Karam -, aucune n'est accusée d'être directement impliquée dans le crime; de plus, il n'y a pas de jugement et le mobile du massacre n'a pas été démontré (2). La seule vérité sur cette affaire est donc celle qui résonne dans les rues: c'était l'État!

La marche de cette année a été d'autant plus importante que quelques jours plus tard, le 30 septembre, le mandat du Président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) arrivait à son terme et que le moment était venu de dresser le bilan de sa gestion. Malgré le froid et la pluie, des milliers de manifestants, dont de nombreux jeunes normalistas venus de tout le pays, ont une fois de plus accompagné les parents des 43. Au cri «Vous n'êtes pas seuls!», la marche a commencé sur l'avenue Reforma, à la hauteur de l'Ange de l'Indépendance. Au coin de l'avenue Juárez, juste derrière l'Antimonument +43, un mémorial a été inauguré à la mémoire des garçons disparus. Il n'y avait pas de police, mais, en longeant le bâtiment des Bellas Artes, nous avons constaté qu'il était fermé par des plaques de métal et, après avoir traversé l'avenue 5 de Mayo, nous avons du nous arrêter parce que le gouvernement (soi-disant de gauche) avait fait mettre des blocs de ciment qui nous empêchaient d'entrer dans le Zócalo.

Nous nous sommes vite rendu compte que tout le centre était fermé, du jamais-vu dans l'histoire récente de la ville. Heureusement, quelques garçons entreprenants ont réussi à ouvrir une brèche et nous avons pu passer. Un spectacle surréaliste s'est ensuivi: la place était inhabituellement déserte, et le sol détrempé par la pluie reflétait la lumière émanant des silhouettes illuminées des héros patriotiques figurant sur les bâtiments environnants. En colère, certains manifestants ont lancé des engins incendiaires sur le palais présidentiel et brisé des vitres, mais la situation n'a pas dégénéré.

Depuis une tribune improvisée, Mario González, père de César Manuel González, a demandé: «De quoi le gouvernement a-t-il peur? Où est la démocratie? Aucune barrière ne nous arrêtera et nous continuerons à exiger justice à Claudia Sheinbaum[la nouvelle Présidente], mais nous ne lui accorderons pas le temps que nous avons laissé à ce Président qui nous a trahis.» Des mots durs, implacables, qui resteront dans les annales de l'histoire mexicaine. Don Mario n'a pas exagéré. Tout au long de ces dix années, lui et ses camarades ont fait preuve d'une grande patience. Deux gouvernements fédéraux, celui de droite d'Enrique Peña Nieto (2012-2018) puis celui «humaniste» d'AMLO (1er décembre 2018 - 30 septembre 2024), ont menti et dissimulé des informations.

Il est vrai que, dans un premier temps, AMLO a ordonné l'ouverture des archives du ministère de la Défense nationale (SEDENA), du ministère de la Marine (SEMAR) et des services de renseignement (CISEN). Les progrès ont été nombreux: il a reconnu que les disparitions forcées d'Iguala étaient un crime d'État, a créé la Commission pour la vérité et l'accès à la justice (COVAJ) - coordonnée par Alejandro Encinas, militant de longue date de la gauche historique - et a mis en place l'Unité spéciale d'enquête et de contentieux pour l'affaire Ayotzinapa (UEILCA) - dirigée par Omar Gómez Trejo, ancien collaborateur respecté du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme au Mexique, qui jouissait de la confiance des proches des victimes.

Cependant, lorsqu'en 2022 l'enquête a touché l'armée et la marine, le haut commandement militaire a refusé de fournir les informations requises et le Président a fait marche arrière. Gómez Trejo a du se réfugier aux États-Unis après que, sans le consulter, les procureurs fédéraux ont retiré 21 mandats d'arrêt (dont ceux de 14 militaires et de l'ancien procureur de Guerrero, Iñaki Blanco), sur les 83 qu'il avait demandés. AMLO l'a accusé de... ne pas avancer dans l'enquête! Encinas lui-même a été disqualifié et a démissionné en 2023, officiellement pour rejoindre la campagne de Claudia Sheinbaum, alors candidate à la présidentielle.

Que s'est-il passé à Iguala dans la nuit du 26 au 27 septembre 2014?

Il n'est pas facile de se frayer un chemin dans l'océan d'informations que recèle l'internet, car des bribes de vérité se mêlent à de grossiers mensonges. Il suffit de taper le mot «Ayotzinapa» dans le moteur de recherche Google pour obtenir 12 700 000 entrées. Dans ce qui suit, j'utilise le sixième rapport (2023) du Groupe interdisciplinaire d'experts indépendants (GIEI) et le premier rapport de la COVAJ (3).

Le récit commence quelques jours avant le 26 septembre, lorsqu'une assemblée de la FECSM - la Fédération des étudiants paysans socialistes du Mexique, qui regroupe toutes les écoles normales du pays - décide de confier aux étudiants de Raúl Isidro Burgos la tâche de «prendre» 20 bus pour se rendre à Mexico et participer à la marche qui, tous les 2 octobre, commémore le massacre de Tlatelolco en 1968. «Prendre» un bus signifie se l'approprier temporairement. C'est une pratique relativement courante et généralement tolérée par les autorités: les étudiants interceptent un bus, passent un accord avec le chauffeur, qui les conduit à l'endroit désiré sans trop de problème. Le 26 septembre, les normalistas ne disposaient que de deux bus, alors ils se sont rendus le matin à la gare routière de Chilpancingo pour en prendre d'autres, mais ils n'ont pas réussi à le faire et sont retournés à l'école.

Vers 17 heures, une centaine de garçons, pour la plupart des étudiants des premiers semestre, sont repartis d'Ayotzinapa à bord des bus 1568 et 1531, appartenant à la compagnie Estrella de Oro. Le premier est arrivé au péage d'Iguala n° 3 quelques minutes avant 20 heures. Le second est parvenu au lieu-dit Rancho del Cura, où les étudiants sont restés pour botear, c'est-à-dire pour demander de l'argent aux passants. Une dizaine d'entre eux ont intercepté le bus Costa Line 2513 en provenance d'Acapulco et l'ont pris pour se rendre à la gare routière d'Iguala, où ils sont arrivés vers 20 h 30. Le chauffeur les a cependant enfermés dans le véhicule et a alerté les autorités. Les normalistas ont alors demandé le soutien de leurs camarades de classe, arrivés peu après 21 heures à bord des bus 1531 et 1568. Selon des témoins cités par le GIEI, des «faucons» à moto du groupe de trafiquants de drogue connu sous le nom de Guerreros Unidos (GU) avaient suivi les deux bus. D'autre part, un automobiliste interrogé par le journal local El Sur a déclaré que cette nuit-là des militaires et des membres des polices fédérale et étatique avaient fouillé tous les bus et les véhicules privés à l'entrée d'Iguala sur l'autoroute (4).

Après avoir retrouvé leurs camarades à la gare routière, les normalistas ont pris trois autres bus, deux de la Costa Line numérotés 2012 et 2510 et un d'Estrella Roja dont le numéro n'a pas été identifié. Ils ont ensuite décidé de retourner à Ayotzinapa avec les cinq bus: les deux qu'ils avaient pris à l'école, plus les trois qu'ils venaient de prendre. Trois unités se sont dirigées vers la rue Galeana, qui devient la rue Juan N. Álvarez et débouche sur le Periferico Norte, et les deux autres sont sorties par la porte arrière en direction du Palais de justice et de l'autoroute vers Chilpancingo.

La tragédie a commencé vers 21 h 30 et a duré environ quatre heures, selon différents scénarios. Les trois premiers bus (dans l'ordre: 2012, 2510 et 1568) ont été arrêtés rue Juan N. Álvarez par une voiture de patrouille qui leur a bloqué le passage, tandis que d'autres bloquaient les rues secondaires. Lorsque les étudiants ont tenté de forcer le barrage, la police leur a tiré dessus, blessant à la tête Aldo Gutiérrez Solano, qui n'a pas été soigné à temps et se trouve depuis dans un état végétatif. Après quoi, des policiers d'Iguala et de Cocula ont enlevé puis fait disparaître les jeunes du troisième bus, le 1568.

Au même moment, d'autres policiers poursuivaient le bus 1531, qu'ils ont arrêté sous un pont où se trouvaient également des voitures de patrouille de la police fédérale. Tous les étudiants qui étaient à bord de ce bus ont disparu. Le cinquième bus a été intercepté environ 150 mètres plus loin, également par des policiers fédéraux qui ont fait descendre les étudiants et leur ont ordonné de partir, ce qu'ils ont fait en se dispersant rapidement. N'ayant plus de passagers, ce bus a poursuivi sa route vers Cuernavaca et a disparu sans laisser de traces. Lorsqu'en 2015 le GIEI a demandé à l'inspecter, le bureau du procureur général (PGR) a montré un bus Estrella Roja n° 3278 dont les caractéristiques ne correspondaient pas aux images vidéo des caméras de sécurité. Cela signifie que le cinquième bus aussi a disparu.

Un autre événement s'est produit à 23 h 20, lorsqu'un bus de l'équipe de football Los Avispones traversant la zone de Santa Teresa, à environ quinze minutes d'Iguala, a été attaqué par Guerreros Unidos et les policiers d'Iguala, Huitzuco et Tepecoacuilco qui l'ont pris pour l'un des bus des normalistas. La fusillade a fait trois morts - le chauffeur, un joueur et le passager d'un taxi -, ainsi que plusieurs blessés. Deux autres attaques ont eu lieu entre 22 h 30 et minuit et demi contre les survivants du cinquième bus qui cherchaient activement à retrouver leurs camarades et qui ont survécu en se réfugiant dans des maisons privées.

La dernière attaque a eu encore lieu dans la rue Juan N. Álvarez, alors que des professeurs du Comité de coordination des travailleurs de l'Éducation de l'État de Guerrero (CETEG), des étudiants ayant survécu aux précédentes attaques et d'autres arrivés d'Ayotzinapa tenaient une conférence de presse pour dénoncer les faits. Vers minuit et quart, des tueurs à gages des Guerreros Unidos sont arrivés à bord de plusieurs véhicules et ont déchargé leurs armes à feu sur les personnes présentes. Plusieurs d'entre elles ont été blessées, et Daniel Solís Gallardo et Julio César Ramírez Nava ont été tués. Un autre étudiant, Julio César Mondragón, s'est enfui, mais il a été intercepté, sauvagement torturé et assassiné. Son corps a été retrouvé le lendemain, le visage écorché, à environ 500 mètres du lieu de l'attaque. D'autres jeunes et un enseignant se sont réfugiés dans la clinique Cristina, également située à Juan N. Álvarez. Ils ont demandé des soins médicaux pour un camarade de classe en danger de mort, mais n'en ont pas obtenu. Au lieu de cela, ils ont été insultés et agressés par la police municipale et des militaires; un capitaine, José Martínez Crespo, a ordonné aux garçons de poser leurs téléphones portables sur la table et de donner leurs vrais noms «sinon, on ne les retrouverait pas», ce qui équivalait manifestement à une menace de mort.

Pendant ce temps, plusieurs organismes publics, tous situés à proximité, surveillaient les mouvements des normalistas: le Centre d'investigation et de sécurité nationale (CISEN), le Centre régional de fusion des renseignements (CRFI) de l'armée, le Centre de contrôle, commandement, communications et calcul informatique (C-4) et le 27e bataillon d'infanterie, qui a une longue histoire de disparitions forcées dans les années de la «guerre sale» (1965-1990). Bien qu'il ait été prouvé que le CRFI effectuait des écoutes téléphoniques et communiquait avec des membres de Guerreros Unidos, le SEDENA a assuré, à l'époque des faits et aujourd'hui encore, que le CRFI n'existait pas en 2014.

Il est juste de rappeler qu'un ancien défenseur militaire des droits de l'homme, le général Francisco Gallardo (1946-2021), a affirmé dès le début qu'à Iguala, où il y a deux bataillons de l'armée (le 27e et le 41e), il est pratiquement impossible que 43 jeunes disparaissent à leur insu et sans leur consentement: «Les services de renseignement du SEDENA ont surveillé tous les mouvements des dissidents, en l'occurrence les étudiants d'Ayotzinapa. L'armée sait en temps réel où ils vont et s'ils ont pris un bus ou non (5).» Il a également été prouvé qu'il y avait au moins un élément infiltré dans l'école normale, le soldat Julio César López Patolzin, qui faisait partie de l'Organisme de recherche d'information (OBI), c'est-à-dire qu'il informait ponctuellement ses supérieurs des activités des étudiants. Apparemment, cette nuit-là, lui aussi a disparu, mais on peut supposer qu'il a réussi à se sauver et à changer d'identité.

La théorie du GIEI

Le Groupe interdisciplinaire d'experts indépendants (GIEI) a vu le jour en 2014, à la suite d'un accord entre la Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) et le gouvernement, sous la pression des proches des disparus. Après une enquête longue et approfondie qui a débuté en mars 2015 et qui a impliqué différents organismes, le GIEI a fait de précieuses découvertes, même s'il n'est pas parvenu à retrouver la trace des garçons.

Composé des Colombiens Ángela Buitrago et Alejandro Valencia, de la Guatémaltèque Claudia Paz y Paz, du Chilien Francisco Cox et de l'Espagnol Carlos Beristain, ce groupe a produit, entre 2015 et 2023, six rapports de quelque 1 800 pages au total qui ont démonté le scénario élaboré à l'époque de Peña Nieto par le procureur général de la République d'alors, Jesús Murillo Karam (actuellement assigné à résidence), et par le chef de l'Agence d'investigation criminelle, Tomás Zerón de Lucio. Le 7 novembre 2014, quelques semaines seulement après le crime, Murillo Karam avait donné une conférence de presse pour présenter une prétendue «vérité historique» selon laquelle des tueurs à gages du GU, aidés par la police d'Iguala et des municipalités environnantes, avaient enlevé, assassiné et brulé les étudiants à la décharge de Cocula, puis dispersé leurs restes dans la rivière San Juan.

Cependant, l'étude génétique réalisée par l'équipe argentine d'anthropologie médico-légale (EAAF) - un groupe d'experts indépendants qui a travaillé avec le GIEI - a révélé que les restes retrouvés dans la rivière San Juan ne correspondaient à aucun des étudiants disparus, mais à d'autres personnes non identifiées. Des vidéos ont ensuite été diffusées, montrant Zerón en train de torturer personnellement des prisonniers de Guerreros Unido pour qu'ils adaptent leurs aveux à la «vérité historique». Aujourd'hui en fuite en Israël, Zerón avait des liens avec de puissantes entreprises israéliennes telles que NSO, qui produit le tristement célèbre logiciel espion Pegasus avec lequel le gouvernement mexicain a espionné - et continue apparemment d'espionner (6) - les membres du GIEI, Gómez Trejo et les proches des 43 disparus.

Le GIEI a découvert que le ministère de la Marine avait échafaudé le scénario de la rivière San Juan quelques jours avant le 7 novembre. D'autre part, il a démontré que les tueurs à gages avaient emmené les garçons dans différents endroits, et non dans un seul. Un premier groupe a été emmené par la police de Huitzuco vers une destination inconnue; un autre a été perdu à la sortie de Chilpancingo; et un autre a été conduit au siège de la police municipale d'Iguala devant le juge Ulises Bernabé García, qui l'aurait livré à Guerreros Unidos. Certaines sources démentent toutefois cette version, et Bernabé bénéficie actuellement de l'asile aux États-Unis.

Peu à peu, de nouvelles informations sont apparues, révélant l'horrible réalité des disparitions forcées au Mexique. Dans l'État de Guerrero, avec sa longue tradition de lutte des paysans, des enseignants et des étudiants, cette réalité s'est manifestée de manière extrême et brutale. En mars 2020, un témoin protégé a localisé une fosse commune dans la zone connue sous le nom de «barranca de la Carnicería» (canyon de la boucherie), à quelque 800 mètres de la décharge de Cocula. Dans ce lieu au nom si sinistre, les experts ont découvert, parmi d'autres restes humains non identifiés, trois minuscules fragments d'os correspondant à deux des étudiants disparus, Christian Rodríguez Telumbre et Jhosivany Guerrero de la Cruz. À ce jour, c'est tout ce qui a été retrouvé des 43 garçons.

Comment comprendre cette terrible violence? Le GIEI soutient la théorie, également défendue par Gómez Trejo et, avec des nuances, par les journalistes Anabel Hernández et John Gibler (7), selon laquelle le massacre est lié à l'intense trafic d'héroïne entre Iguala et les États-Unis géré par GU. Il a été prouvé que, chaque vendredi (le 26 septembre était également un vendredi), un bus transportant une cargaison de drogue cachée quittait la gare routière d'Iguala pour Chicago. Sans le savoir, les normalistas seraient montés dans un bus, le cinquième, transportant une énorme quantité d'héroïne, ce qui aurait déclenché la colère de GU et de ses complices.

Je ne nie pas que cette théorie semble convaincante. Le Guerrero était à l'époque le premier producteur de pavot du Mexique, et il est possible, voire probable, que le cinquième camion ait effectivement transporté une cargaison d'héroïne. Cela suffit-il à expliquer la fureur meurtrière de cette nuit-là? J'ai des doutes légitimes, notamment parce que les informations disponibles montrent que l'opération a commencé avant que les étudiants ne prennent ce bus à Iguala, et non après. De même, l'attaque contre le bus de Los Alvispones pourrait indiquer que les tueurs à gages ne cherchaient pas de la drogue, mais qu'ils visaient les garçons eux-mêmes.

Une opération contre-insurrectionnelle

L'extrême violence contre les normalistas en général et contre ceux d'Ayotzinapa en particulier n'a pas commencé en 2014. Le 30 novembre 2007, les élèves de l'école Raúl Isidro Burgos qui tenaient un sit-in sur l'autoroute Autopista del Sol, près de Chilpancingo, en ont été expulsés et ont été brutalement réprimés par les polices fédérale et étatique - il en est résulté 56 arrestations et deux blessés, dont un gravement. Le 12 décembre 2011, les étudiants Jorge Alexis Herrera Pino et Gabriel Echeverría de Jesús ont été tués lors d'une autre expulsion violente au même endroit. On estime qu'au moins dix élèves de la même école normale ont été tués avant et après la nuit d'Iguala; le dernier crime a eu lieu le 7 mars, lorsqu'un policier de l'État a tué l'étudiant Yanqui Kothan Gómez Peralta, dans les environs d'Ayotzinapa.

Anabel Hernández rapporte qu'en novembre 2012, pendant la transition entre les mandats de Felipe Calderón (2006-2012) et de Peña Nieto (2012-2018), leurs équipes se sont réunies pour discuter des questions de sécurité nationale. Parmi celles-ci, le trafic de drogue ne figurait pas, mais les étudiants de Raúl Isidro Burgos venaient en deuxième position, précédés seulement par les problèmes de gouvernance dans le Michoacán (8). Autrement dit, Calderón et Peña Nieto considéraient tous deux les normalistas comme un danger pour leurs gouvernements. Mais ce n'est pas tout: des documents des forces armées mexicaines piratés par les hacktivistes de Guacamaya Leaks révèlent que, des années avant la disparition des 43, l'armée mexicaine surveillait déjà l'école et considérait ses élèves comme des subversifs (9).

Pourquoi? Pour de multiples raisons. Tout d'abord, il y a la haine féroce et malsaine que l'appareil répressif, les classes dominantes et les pouvoirs médiatiques vouent aux étudiants des écoles normales rurales. Héritage de la Révolution mexicaine, ces écoles sont nées avec le projet d'offrir aux communautés rurales pauvres une éducation décente qui contribuerait à améliorer leur vie. Si la violence les a accompagnées pratiquement depuis leur création, elle s'est intensifiée au cours des dernières décennies en raison des aspirations révolutionnaires tenaces des jeunes normalistas paysans, de leur mode de vie et de leur résistance (10).

En outre, au Mexique, les disparitions forcées ont une longue et terrible histoire. Elles ont commencé après le massacre de Tlatelolco en 1968 et, au Guerrero, elles ont été pratiquées de manière particulièrement brutale contre les guérilleros de Lucio Cabañas et Genaro Vázquez Rojas. Au cours de la période connue sous le nom de «guerre sale», l'armée a commis d'innombrables crimes contre l'humanité, torturant, faisant disparaître et assassinant des centaines de personnes dans le but d'anéantir les organisations politico-militaires qui existaient dans la région.

Avec le XXIe siècle, de nouvelles formes de «guerre sale» sont apparues progressivement. Les assassinats, les décapitations et les disparitions forcées se sont multipliés mais sans mobile apparent, et les victimes ne sont plus des guérilleros mais des citoyens ordinaires. L'ennemi est désormais la population dans son ensemble et l'extension de la violence est directement liée à l'avidité du grand capital, en particulier dans le secteur de l'extraction. Raúl Zibechi qualifie la guerre d'extermination des biens communs de «massacre comme forme de domination (11)». Les parties de l'humanité qui s'opposent au vol de ces biens, que ce soit parce qu'elles vivent dessus, parce qu'elles résistent à la dépossession, ou simplement parce qu'elles sont «laissées pour compte», méritent d'être anéanties. La violence débridée qui s'est déchaînée dans la nuit d'Iguala fait partie des modes d'accumulation/vol des classes dominantes. L'État n'est plus seulement le comité qui régit les intérêts collectifs de la bourgeoisie: il administre également l'activité de bandes criminelles qui soit kidnappent, extorquent et trafiquent la drogue, soit agissent comme auxiliaires de l'appareil répressif et investissent dans des entreprises légales.

Dans notre livre de 2015, Manuel Aguilar Mora et moi-même avons souligné que le Guerrero est riche en minéraux de haute valeur économique. En particulier, la région d'Iguala se trouve dans ce que l'on appelle la «ceinture d'or», une sorte d'eldorado, niché dans une région d'une terrible pauvreté et d'un risque social extrêmement élevé qui comprend Tlatlaya dans l'État de Mexico, Iguala et la région de la rivière Mezcala. En 2014, GU opérait sur les mêmes sites que les puissantes sociétés minières canadiennes Goldcorp et Torex Gold. À Nuevo Balsas, municipalité de Cocula - cette ville dont la police a été impliquée dans l'enlèvement des normalistas -, la société d'exploitation aurifère Media Luna, filiale de Torex Gold, avait à l'époque de graves conflits avec la population locale, dont certains ont conduit à des enlèvements et à des meurtres. Selon El Sur du 12 février 2015, l'entreprise versait 1 million de pesos par mois au crime organisé (12).

Une autre étude souligne que l'un des plus grands gisements d'or a été découvert dans les environs immédiats d'Ayotzinapa. Il peut être rentable d'assainir les villages en utilisant tout ce qui s'y trouve, assurent ses auteurs, Francisco Cruz, Félix Santana Ángeles et Miguel Alvarado: «Au Guerrero, mais aussi dans le reste du pays, là où se trouvent les supermineras, l'armée est là comme prélude à l'arrivée ou au renforcement du crime organisé» (13). Cela ne prouve évidemment pas que les entreprises minières sont directement responsables de la disparition des étudiants, mais cela s'inscrit dans le contexte d'extrême violence qui a prévalu - et qui continue de prévaloir - dans cet État.

La conclusion est que la nuit d'Iguala n'a pas été organisée par des trafiquants de drogue. Il s'agissait d'une attaque préventive, d'une opération anti-insurrectionnelle, conçue et ordonnée au plus haut niveau du gouvernement fédéral et de l'État, avec l'aide de tueurs à gages du crime organisé (14). Les forces de police locales, en collusion avec les tueurs à gages de Guerreros Unidos, ont procédé à la disparition et au massacre du 26 septembre sous la supervision de la police fédérale et de l'armée. Le colonel Rodríguez Pérez, commandant du 27e bataillon, était au courant de tout ce qui se passait cette nuit-là. Une force opérationnelle commandée par son subordonné, le capitaine José Martínez Crespo, déjà cité, a été en permanence présente sur les différents lieux de l'attaque pour observer et superviser l'opération. Selon la COVAJ elle-même, Rodríguez Pérez (arrêté en 2022 et libéré en juillet dernier) a personnellement ordonné l'assassinat de six des 43 normalistas disparus (15). Les normalistes représentaient un danger et il fallait en faire un exemple. Ils étaient doublement coupables: ils transgressaient les normes sociales et, plus grave encore, ils se trouvaient à proximité d'énormes richesses minières. Fabian Gonzalez, l'un des porte-parole des étudiants, l'a exprimé avec une clarté cristalline le jour de la marche: «Le 26 septembre a été un coup porté aux écoles normales rurales, non seulement à celle d'Ayotzinapa, mais à toutes les autres, afin d'imposer leur fermeture définitive. Il ne s'agissait pas du crime organisé. Le crime organisé y a participé, mais c'était l'État (16).»

Et maintenant?

AMLO, le mentor politique de Claudia Sheinbaum, a donné aux militaires un pouvoir économique, politique et même culturel qu'ils n'avaient jamais eu auparavant et auquel il est peu probable qu'ils renoncent (17). En ce qui concerne l'affaire Ayotzinapa, non seulement le gouvernement de la prétendue «quatrième transformation» (4T) a interrompu les enquêtes alors qu'elles étaient sur le point de révéler les véritables responsables, mais il a également menti de manière flagrante à deux reprises au moins. Tout d'abord, il a affirmé que le soldat López Paltozin susmentionné n'était pas un élément actif de l'OBI, alors que cela est prouvé dans le rapport présidentiel lui-même (18). Il a également nié qu'Omar García Harfuch - ancien secrétaire à la sécurité citoyenne de la ville de Mexico lorsque Claudia Sheinbaum était chef du gouvernement, et aujourd'hui secrétaire fédéral à la sécurité et à la protection des citoyens - ait été impliqué dans le crime d'Iguala, alors qu'il a été prouvé qu'il était commissaire de la police fédérale à Guerrero et qu'il a participé à la fabrication de la «vérité historique».

Ce n'est pas tout. Un jour avant la commémoration de la nuit d'Iguala, AMLO a signé une réforme constitutionnelle qui transfère la Garde nationale sous le commandement de l'armée, une institution opaque et non responsable qui aura ainsi encore plus de pouvoir. L'article 129 stipule désormais qu'«en temps de paix aucune autorité militaire ne peut exercer plus de fonctions que celles prévues par la présente Constitution et les lois qui en découlent». Qu'est-ce que cela signifie? Que le gouvernement pourra militariser pratiquement tout ce qu'il veut grâce à l'écrasante majorité dont il dispose au Congrès et au Sénat (19).

L'ancien Président est allé jusqu'à accuser sans preuves le Centre Miguel Agustín Pro et le Centre des droits de l'homme Tlachinollan - deux organisations réputées de défense des droits de l'homme - de manipuler les proches des 43 pour discréditer le gouvernement. Une fois, il a proposé de les recevoir mais sans leurs avocats; et une autre fois, il a prétendu qu'il existait une conspiration orchestrée depuis les États-Unis visant à discréditer l'armée mexicaine.

Dix ans après la nuit d'Iguala, les détails du crime restent cachés dans les archives de l'armée, de la marine et des services secrets. De leur côté, les familles des disparus continuent d'exiger la divulgation des 868 messages confidentiels qui n'ont pas été fournis. Y aura-t-il des progrès avec Claudia Sheinbaum, la première Présidente du Mexique? Le pronostic est réservé. En attendant, Ayotzinapa vit et le combat continue.

Claudio Albertani, Mexico, 7 octobre 2024
(traduit de l'espagnol par Vanina)

https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4282
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