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(fr) Alternative Libertaire #352 (UCL) - Contre-histoire: L'émergence historique du capitalisme
Date
Thu, 31 Oct 2024 17:28:51 +0000
Le capitalisme n'a pas toujours existé. En définissant celui-ci comme
une «économie de marché», caractérisée par l'échange marchand, l'argent
et son accumulation, libéraux et marxistes se sont longtemps accordés
sur le fait qu'il y aurait depuis l'Antiquité, avec l'essor du commerce,
de l'argent et d'une bourgeoisie urbaine, des formes «embryonnaires» du
capitalisme. Leur idée commune est qu'à partir de ces embryons, le
capitalisme serait progressivement né à l'époque moderne en Europe
occidentale dans les «interstices» du féodalisme (les villes), porté par
une «bourgeoisie» marchande qui aurait triomphé de l'aristocratie
féodale dans une série de «révolutions bourgeoises», permettant à ces
embryons de s'épanouir sans restriction. ---- Cette vision consensuelle
a fait l'objet de nombreuses critiques, notamment par un courant
marxiste hétérodoxe, le «marxisme politique», fondé par Robert Brenner,
historien marxiste de l'économie, et Ellen Meiksins Wood, théoricienne
marxiste et historienne des idées[1]. Les marxistes politiques
s'opposent aux marxistes orthodoxes comme Staline en refusant de penser
l'histoire comme un processus linéaire allant du «communisme primitif»
au communisme en passant par l'esclavagisme, le féodalisme et le
capitalisme du fait de l'accroissement des forces productives.
Au contraire, ils et elles pensent que l'histoire est le produit de la
contingence de la lutte des classes et font du capitalisme un système
économique unique. Il se caractérise en premier lieu par une dépendance
généralisée au marché des classes dominantes, dépendantes de la
profitabilité de leurs investissements, et des classes dominées,
dépendantes de leurs salaires. De plus, cette dépendance généralisée
n'est plus vis-à-vis des marchés segmentés légalement et
géographiquement et très fortement régulés de l'Ancien Régime, mais
vis-à-vis d'un marché national - et de plus en plus international -
faiblement régulé, entraînant ainsi une compétition généralisée entre
acteurs économiques. Enfin, à la fois condition et résultat de cette
transformation, l'État devient moins un moyen d'enrichissement personnel
par le biais de l'exploitation fiscale absolutiste de la paysannerie, et
davantage un garant «impersonnel» de l'ordre capitaliste national et de
sa croissance.
Conditions et conséquences
La première condition d'émergence du capitalisme est la dépossession des
moyens de production d'une majorité des classes dominées, à commencer
par la dépossession des paysans et paysannes de leurs terres et leur
transformation en prolétaires dépendants du marché du travail pour leur
survie. Cela implique un tournant vers le marché de classes dominantes
qui ne peuvent plus compter sur la rente féodale et sur l'impôt prélevés
sur une paysannerie propriétaire pour s'enrichir puisque cette dernière
disparaît et, avec elle, l'exploitation féodale et absolutiste. La
deuxième condition est l'unification légale et géographique par un État
des marchés préexistants, ainsi que leur dérégulation. La troisième
condition est l'existence d'un État fort, capable de créer ces
conditions et d'endurer les conséquences négatives de cette transformation.
La première conséquence du capitalisme est que l'exploitation des
classes dominées par les classes dominantes se fait désormais par
l'intermédiaire exclusif du marché, un marché qui n'est plus que
faiblement régulé et très compétitif. Le capitalisme se présente donc
non comme une forme d'exploitation de classe directe, comme le
féodalisme, mais comme une domination impersonnelle du marché, ce
qu'elle est en partie puisque les capitalistes sont aussi soumis à cette
domination impersonnelle. La deuxième conséquence est que, pour rester
compétitifs et donc profitables, les acteurs économiques doivent
accroître sans cesse leur productivité et leur volume de production pour
faire baisser leurs couts unitaires et accroître leurs ventes. Ils sont
forcés par leur dépendance à un marché unifié compétitif d'obéir à ses
impératifs, ce qui aboutit à une «compulsion de croissance» et donc à
des crises économiques de surproduction récurrentes et à une crise
climatique et écologique inédite. La troisième conséquence est que cette
croissance économique forcée offre des moyens financiers sans précédents
aux États leur permettant de renforcer leur domination à l'échelle
nationale et internationale, d'où la croissance exceptionnelle de leur
pouvoir, notamment policier et militaire.
Si l'on définit le capitalisme à partir de ses conditions d'émergence et
caractéristiques historiquement spécifiques entraînant des conséquences
elles-aussi historiquement spécifiques, on perçoit plus clairement ce
qu'il y a d'unique dans notre société contemporaine. En effet, si cela
fait des milliers d'années qu'il y a de l'exploitation de classe, des
marchés, de l'argent, des investissements et des États, cela fait en
revanche seulement moins de deux siècles qu'il y a cette domination
impersonnelle du marché et de son pendant politique, l'État capitaliste,
et que leur croissance à marche forcée amène de crises en crises, vers
une catastrophe écologique globale. Comment en sommes-nous arrivés là?
Violence de classe et impérialisme
Selon les marxistes politiques, l'émergence du capitalisme n'est pas un
processus naturel et universel résultant de l'accroissement quantitatif
des échanges marchands en Europe occidentale à l'époque moderne,
puisqu'à cette période, les paysans et paysannes d'Europe (et des
Amériques) restent exploitées sur un mode féodal ou absolutiste par des
classes dominantes qui s'enrichissent principalement par ce biais. Même
les grandes cités marchandes d'Italie et des Pays-Bas ne fondent pas
leur prospérité sur leur compétitivité supérieure sur un (inexistant)
marché unifié et dérégulé, mais au contraire grâce à leur puissance
militaire qui leur assure des revenus tirés de paysanneries exploitées
sur un mode féodal ou colonial et de monopoles commerciaux sur des
marchés segmentés et fortement régulés[2].
C'est ce caractère non-capitaliste qui explique le relatif déclin à
l'époque moderne de cités italiennes comme Gênes, Florence et Venise et
au XVIIIe siècle pour les Pays-Bas. Une seule exception: l'Angleterre,
où le capitalisme émerge de manière contingente à l'époque moderne.
Grâce à son émergence unique et précoce du capitalisme, lui assurant une
forte croissance économique et fiscale, l'Angleterre devint aux XVIIIe
et XIXe siècles la plus grande puissance militaire mondiale. Face à
elle, ses rivaux sont progressivement forcés d'adopter des réformes pour
accroître leur puissance économique, fiscale, militaire, aboutissant à
l'émergence du capitalisme en Allemagne, au Japon ou en France dans la
deuxième moitié du xixe siècle (voir le sous-article). Ailleurs, le
capitalisme émergea au cours du XIXe siècle et surtout du XXe siècle via
la conquête coloniale ou les exportations de capitaux.
Loin d'être l'aboutissement d'un développement naturel et universel, le
capitalisme a émergé de manière contingente, par la violence de classe à
l'intérieur et la violence impérialiste à l'extérieur, jusqu'à s'étendre
sur la totalité du globe. Si le capitalisme est un accident de
l'histoire, cela vaut également pour le communisme libertaire, qui ne
pourra par conséquence advenir que de la même manière: dans la
contingence de la lutte des classes et (anti-)impérialiste.
Armand Paris de Sortir du capitalisme
++++
Chronologie
1066 conquête normande sur l'Angleterre
MILIEU DU XIVe SIÈCLE grande Peste et crise du féodalisme.
1381 Révolte des paysans en Angleterre.
FIN DU XIVe SIÈCLE diminution progressive du servage, tournant
commercial de l'aristocratie en Angleterre.
1488-1517 vague massive d'expulsions forcées de paysans, processus qui
s'achève avec les enclosures parlementaires (la privatisation des
communs), du XVIIIe siècle en Angleterre.
XVIe-XVIIIe SIÈCLE période en France dite de l'Ancien Régime,
caractérisé par un compromis de classe entre monarchie, aristocratie et
bourgeoisie pour se partager les fruits de l'exploitation féodale et
absolutiste de la paysannerie et des colonies.
1688-1815 ascension géopolitique anglaise et cycle de guerres entre
l'Angleterre et la France, toutes perdues à une exception près (la
guerre d'indépendance des États-Unis) par la France.
1763-1789 cycle de réformes économiques et libérales de l'Ancien Régime,
finalement avortées.
1789-1793 Révolution française et cycle de réformes d'inspiration libérales.
ANNÉES 1850-1860 débuts des grandes réformes qui vont déboucher sur
l'émergence du capitalisme industriel en France (création d'un vaste
réseau chemin de fer, signature de traités de libre-échange et début du
démantèlement des coutumes artisanales).
Notes:
[1]Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme, Québec, Lux, 2013;
François Allisson et Nicolas Brisset (éd.), Aux origines du capitalisme:
Robert Brenner et le marxisme politique, ENS Éditions, 2023.
[2]Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme, op. Cit.
https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Contre-histoire-L-emergence-historique-du-capitalisme
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