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(fr) Socialisme Libertaire - BAKOUNINE: LA CONCEPTION MATÉRIALISTE DU MONDE
Date
Wed, 9 Oct 2024 18:26:03 +0100
Bakounine: Théorie générale de la Révolution ---- Extrait de la
Première partie: La nature, cette totalité ---- Chapitre 1: La
conception matérialiste du monde ---- «Considérés au point de vue de
leur existence terrestre, c'est-à-dire non fictive mais réelle, la masse
des hommes présente un spectacle tellement dégradant, si
mélancoliquement pauvre d'initiative, de volonté et d'esprit, qu'il faut
être doué vraiment d'une grande capacité de se faire illusion pour
trouver en eux une âme immortelle et l'ombre d'un libre arbitre
quelconque. Ils se présentent à nous comme des êtres absolument et
fatalement déterminés: déterminés avant tout par la nature extérieure,
par la configuration du sol et par toutes les conditions matérielles de
leur existence; déterminés par les innombrables rapports politiques,
religieux et sociaux, par les coutumes, les habitudes, les lois, par
tout un monde de préjugés ou de pensées élaborées lentement par les
siècles passés, et qu'ils trouvent en naissant à la vie dans la société,
dont ils ne sont jamais les créateurs, mais les produits d'abord et plus
tard les instruments. Sur mille hommes on en trouvera à peine un, duquel
on puisse dire à un point de vue non absolu, mais relatif, qu'il veut et
qu'il pense de soi-même. L'immense majorité des individus humains, non
seulement dans les masses ignorantes, mais tout aussi bien dans les
classes civilisées et privilégiées, ne veulent et ne pensent que ce que
tout le monde autour d'eux veut et pense; ils croient sans doute vouloir
et penser eux-mêmes, mais ils ne font que reprendre servilement,
routinièrement, avec des modifications tout à fait imperceptibles et
nulles, les pensées et les volontés d'autrui.
Je pourrais dire que la nature, c'est la somme de toutes les choses
réellement existantes. Mais cela[...]donnerait une idée complètement
morte de cette nature, qui se présente à nous au contraire comme tout
mouvement et toute vie. D'ailleurs, qu'est-ce que la somme des choses?
Les choses qui sont aujourd'hui ne seront plus demain; demain elles
seront, non perdues, mais entièrement transformées. Je me rapprocherai
donc beaucoup plus de la vérité en disant que la nature, c'est la somme
des transformations réelles des choses qui se produisent et se
reproduisent incessamment en son sein; et, pour me donner une idée un
peu plus déterminée de ce que peut être cette somme ou cette «totalité»,
que j'appelle la nature, je dirai, et je crois pouvoir établir comme un
axiome, la proposition suivante:
Tout ce qui est, les êtres qui constituent l'ensemble indéfini de
l'univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelle que soit
d'ailleurs leur nature particulière, tant sous le rapport de la qualité
que sous celui de la quantité, les plus différentes et les plus
semblables, grandes ou petites, rapprochées ou immensément éloignées,
exercent nécessairement et inconsciemment, soit par voie immédiate et
directe, soit par transmission indirecte, une action et réaction
perpétuelles; et toute cette quantité infinie d'actions et de réactions
particulières, en se combinant en un mouvement général et unique,
produit et constitue ce que nous appelons la vie, la solidarité et la
causalité universelles, la Nature. Appelez cela Dieu, l'Absolu, si cela
vous amuse, peu m'importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d'autre
sens que celui que je viens de préciser: celui de la combinaison
universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement
prédéterminée, ni préconçue ni prévue, de cette infinité d'actions et de
réactions particulières que toutes les choses réellement existantes
exercent incessamment les unes sur les autres. La solidarité universelle
ainsi définie, la nature considérée dans le sens de l'Univers qui n'a ni
fin ni limites, s'impose comme une nécessité rationnelle à notre esprit.
Bien entendu la solidarité universelle, expliquée de cette manière, ne
peut avoir le caractère d'une cause absolue et première; elle n'est au
contraire rien qu'une résultante, toujours produite et reproduite de
nouveau par l'action simultanée d'une infinité de causes particulières,
dont l'ensemble constitue précisément la causalité universelle, l'unité
composée, toujours reproduite par l'ensemble indéfini des
transformations incessantes de toutes les choses qui existent, et, en
même temps, créatrice de toutes ces choses; chaque point agissant sur le
tout (voilà l'univers produit), et le tout agissant sur chaque point
(voilà l'univers producteur ou créateur). L'ayant ainsi expliquée, je
puis dire maintenant, sans crainte de donner lieu à aucun
mésentendu[sic], que la Causalité universelle, la Nature, crée les
mondes. C'est elle qui a déterminé la configuration mécanique, physique,
chimique, géologique et géographique de notre terre, et qui, après avoir
couvert sa surface de toutes les splendeurs de la vie végétale et
animale, continue de créer encore, dans le monde humain, la société avec
tous ses développements passés, présents et à venir.
Quand l'homme commence à observer avec une attention persévérante et
suivie cette partie de la nature qui l'entoure et qu'il retrouve en
lui-même, il finit par s'apercevoir que toutes les choses sont
gouvernées par des lois qui leur sont inhérentes et qui constituent
proprement leur nature particulière; que chaque chose a un mode de
transformation et d'action particulier; que dans cette transformation et
dans cette action, il y a une succession de phénomènes ou de faits qui
se répètent constamment, dans les mêmes circonstances données, et qui,
sous l'influence de circonstances déterminées, nouvelles, se modifient
d'une manière également régulière et déterminée. Cette reproduction
constante des mêmes faits par les mêmes procédés constitue proprement la
législation de la nature: l'ordre dans l'infinie diversité des
phénomènes et des faits. La somme de toutes les lois, connues et
inconnues, qui agissent dans l'univers, en constitue la loi unique et
suprême.
On comprend que, dans l'univers ainsi entendu, il ne puisse être
question, ni d'idées antérieures ni de lois préconçues et préordonnées.
Les idées, y compris celle de Dieu, n'existent sur cette terre qu'autant
qu'elles ont été produites par le cerveau. On voit donc qu'elles
viennent beaucoup plus tard que les faits naturels, beaucoup plus tard
que les lois qui gouvernent ces faits. Elles sont justes lorsqu'elles
sont conformes à ces lois, fausses lorsqu'elles leur sont contraires.
Quant aux lois de la nature, elles ne se manifestent sous cette forme
idéale ou abstraite de lois que pour l'intelligence humaine, lorsque,
reproduites par notre cerveau, sur la base d'observations plus ou moins
exactes des choses, des phénomènes et de la succession des faits, elles
prennent cette forme d'idées humaines quasi spontanées. Antérieurement à
la naissance de la pensée humaine, elles ne sont reconnues comme des
lois par personne, et n'existent qu'à l'état de procédés réels de la
nature, procédés qui, comme je viens de le dire plus haut, sont toujours
déterminés par un concours indéfini de conditions particulières,
d'influences et de causes qui se répètent régulièrement. Ce mot nature
exclut par conséquent toute idée mystique ou métaphysique de substance,
de cause finale ou de création providentiellement combinée et dirigée.
Sous le mot création, nous n'entendons donc ici ni la création
théologique ou métaphysique, ni la création artistique, savante,
industrielle, ni n'importe quelle création derrière laquelle se trouve
un individu créateur. Nous entendons tout simplement par ce mot le
produit infiniment complexe d'une quantité innombrable de causes très
différentes, grandes et petites, quelques-unes connues, mais dont la
plus immense partie reste encore inconnue, et qui, dans un moment donné,
s'étant combinées -non sans raison, sans doute, mais sans plan tracé
d'avance et sans préméditation aucune-, ont produit le fait.
Mais alors, dira-t-on, l'histoire et les destinées de l'humaine société
ne présenteraient plus qu'un chaos et ne seraient plus que le jouet du
hasard? Bien au contraire, du moment que l'histoire est libre de tout
arbitraire divin et humain, c'est alors, et seulement alors, qu'elle se
présente à nos yeux dans toute la grandeur imposante et en même temps
rationnelle d'un développement nécessaire, comme la nature organique et
physique, dont elle est la continuation immédiate. Cette dernière,
malgré l'inépuisable richesse et variété des êtres réels dont elle est
composée, ne nous présente nullement le chaos, mais au contraire un
monde magnifiquement organisé, et où chaque partie garde, pour ainsi
dire, un rapport nécessairement logique avec toutes les autres. Mais
alors, dira-t-on, il y a eu un ordonnateur? Pas du tout, un ordonnateur,
fut-il un Dieu, n'aurait pu qu'entraver par son arbitraire personnel
l'ordonnance naturelle et le développement logique des choses, et nous
avons vu que la propriété principale de la divinité dans toutes les
religions, c'est d'être précisément supérieure, c'est-à-dire contraire à
toute logique, et de n'avoir toujours qu'une seule logique à elle, celle
de l'impossibilité naturelle, ou de l'absurdité.
Dire que Dieu n'est pas contraire à la logique, c'est affirmer qu'il lui
est absolument identique, qu'il n'est rien lui-même que la logique,
c'est-à-dire que le courant et le développement naturel des choses
réelles, c'est-à-dire que Dieu n'existe pas. L'existence de Dieu ne peut
donc avoir de valeur que comme la négation des lois naturelles, d'où
résulte ce dilemme irréfutable: Dieu est, donc il n'y a point de lois
naturelles et le monde présente un chaos. Le monde n'est pas un chaos,
il est ordonné en lui-même, donc Dieu n'existe pas.
Car qu'est-ce que la logique, si ce n'est le courant ou le développement
naturel des choses, ou bien le procédé naturel par lequel beaucoup de
causes déterminées produisent un fait. Par conséquent, nous pouvons
énoncer cet axiome si simple et en même temps si décisif: Tout ce qui
est naturel est logique, et tout ce qui est logique est réalisé ou doit
se réaliser dans le monde réel: dans la nature proprement dite, et dans
son développement postérieur -dans l'histoire naturelle de l'humaine
société.
Mais si les lois du monde naturel et social n'ont été créées ni
ordonnées par personne, pourquoi et comment existent-elles? Qu'est-ce
qui leur donne ce caractère si invariable? Voilà une question qu'il
n'est pas en mon pouvoir de résoudre, et à laquelle, que je sache,
personne n'a encore trouvé et ne trouvera sans doute jamais de réponse.
Elles existent, elles sont inséparables du monde réel, de cet ensemble
de choses et de faits, dont nous sommes nous-mêmes les produits, les
effets, sauf à devenir aussi, à notre tour, des causes relatives
d'êtres, de choses et de faits nouveaux. Voilà tout ce que nous savons,
et, je pense, tout ce que nous pouvons savoir. D'ailleurs comment
pourrions-nous trouver la cause première, puisqu'elle n'existe pas? ce
que nous avons appelé la Causalité universelle n'étant elle-même qu'une
résultante de toutes les causes particulières agissantes dans l'Univers.
Le théologue et le métaphysicien se prévaudraient aussitôt de cette
ignorance forcée et nécessairement éternelle de l'homme pour recommander
leurs divagations ou leurs rêves. Mais la science dédaigne cette
triviale consolation, elle déteste ces illusions aussi ridicules que
dangereuses. Lorsqu'elle se voit forcée d'arrêter ses investigations,
faute de moyens pour les prolonger, elle préfère dire: «Je ne sais pas»,
à présenter comme des vérités des hypothèses dont la vérification est
impossible. La science a fait plus que cela: elle est parvenue à
démontrer, avec une certitude qui ne laisse rien à désirer, l'absurdité
et la nullité de toutes les conceptions théologiques et métaphysiques;
mais elle ne les a pas détruites pour les remplacer par des absurdités
nouvelles. Arrivée à son terme, elle dira honnêtement: «Je ne sais pas»,
mais elle ne déduira jamais rien de ce qu'elle ne saura pas.
La science universelle est donc un idéal que l'homme ne pourra jamais
réaliser. Il sera toujours forcé de se contenter de la science de son
monde, en étendant tout au plus ce dernier jusqu'aux étoiles qu'il peut
voir, et encore n'en saura-t-il jamais que bien peu de choses. La
science réelle n'embrasse que le système solaire, surtout notre globe et
tout ce qui se produit et se passe sur ce globe. Mais dans ces limites
mêmes, la science est encore trop immense pour qu'elle puisse être
embrassée par un seul homme, ou même par une seule génération, d'autant
plus que, comme je l'ai déjà fait observer, les détails de ce monde se
perdent dans l'infiniment petit et sa diversité n'a point de
commensurables limites.
Si dans l'univers l'ordre est naturel et possible, c'est uniquement
parce que cet univers n'est pas gouverné d'après quelque système imaginé
d'avance et imposé par une volonté suprême. L'hypothèse théologique
d'une législation divine conduit à une absurdité évidente et à la
négation non seulement de tout ordre, mais de la nature elle-même. Les
lois naturelles ne sont réelles qu'en ce qu'elles sont inhérentes à la
nature, c'est à dire ne sont fixées par aucune autorité. Ces lois ne
sont que de simples manifestations ou bien de continuelles modalités du
développement des choses et des combinaisons de ces faits très variés,
passagers mais réels. L'ensemble constitue ce que nous appelons
«nature». L'intelligence humaine et sa science observèrent ces faits,
les contrôlèrent expérimentalement, puis les réunirent en un système et
les appelèrent lois. Mais la nature elle-même ne connaît point de lois.
Elle agit inconsciemment, représentant par elle-même la variété infinie
des phénomènes, apparaissant et se répétant d'une manière fatale. Voilà
pourquoi, grâce à cette inévitabilité de l'action, l'ordre universel
peut exister et existe de fait.
Ces lois se divisent et se subdivisent en lois générales et en lois
particulières et spéciales. Les lois mathématiques, mécaniques,
physiques et chimiques, par exemple, sont des lois générales, qui se
manifestent en tout ce qui est, dans toutes les choses qui ont une
réelle existence, qui, en un mot, sont inhérentes à la matière,
c'est-à-dire à l'Etre réellement et uniquement universel, le vrai
substratum de toutes les choses existantes.
Les lois de l'équilibre, de la combinaison et de l'action Rituelle des
forces ou du mouvement mécanique; les lois de la pesanteur, de la
chaleur, de la vibration des corps, sont absolument inhérentes à toutes
les choses qui existent, sans en excepter aucunement les différentes
manifestations du sentiment, de la volonté et de l'esprit; toutes ces
trois choses, qui constituent proprement le monde idéal de l'homme,
n'étant elles-mêmes que des fonctionnements tout à fait matériels de la
matière organisée et vivante, dans le corps de l'animal en général et
surtout dans celui de l'animal humain en particulier. Par conséquent
toutes ces lois sont des lois générales, auxquels sont soumis tous les
ordres connus et inconnus d'existence réelle dans le monde.
Mais il est des lois particulières qui ne sont propres qu'à certains
ordres particuliers de phénomènes, de faits et de choses, et qui forment
entre elles des systèmes ou des groupes à part: tels sont, par exemple,
le système des lois géographiques; celui des lois de l'organisation
végétale; celui des lois de l'organisation animale; celui enfin des lois
qui président au développement idéal et social de l'animal le plus
accompli sur la terre, de l'homme. On ne peut pas dire que les lois
appartenant à l'un de ces systèmes soient absolument étrangères à celles
qui composent les autres systèmes. Dans la nature, tout s'enchaîne
beaucoup plus intimement qu'on ne le pense en général, et que ne le
voudraient peut-être les pédants de la science, dans l'intérêt d'une
plus grande précision dans leur travail de classification.
Le procédé invariable par lequel se reproduit constamment un phénomène
naturel, soit extérieur, soit intérieur, la succession invariable des
faits qui le constituent, sont précisément ce que nous appelons la loi
de ce phénomène. Cette constance et cette répétition ne sont pourtant
pas absolues.
Nous ne pourrons jamais arriver, non seulement à comprendre, mais
seulement à embrasser ce système unique et réel de l'univers, système
infiniment étendu d'un côté et infiniment spécialisé de l'autre; de
sorte qu'en l'étudiant nous nous arrêtons devant deux infinités:
l'infiniment grand et l'infiniment petit.
Les détails en sont infinis. Il ne sera jamais donné à l'homme d'en
connaître qu'une infiniment petite partie. Notre ciel étoilé avec sa
multitude de soleils ne forme qu'un point imperceptible dans l'immensité
de l'espace et quoique nous l'embrassions du regard, nous n'en saurons
jamais presque rien. Force nous est de nous contenter de connaître un
peu notre système solaire, dont nous devons présumer la parfaite
harmonie avec le reste de l'univers; car si cette harmonie n'existait
pas, elle devrait ou bien s'établir ou bien notre monde solaire
périrait. Nous connaissons déjà fort bien ce dernier sous le rapport de
la haute mécanique et nous commençons à le reconnaître déjà quelque peu
sous le rapport physique, chimique, voire même géologique. Notre science
ira difficilement beaucoup au delà. Si nous voulons une connaissance
plus concrète, nous devrons nous en tenir à notre globe terrestre. Nous
savons qu'il est né dans le temps et nous présumons que nous ne savons
dans quel nombre de siècles il sera condamné à périr - comme naît et
périt ou plutôt se transforme tout ce qui est.
Comment notre globe terrestre, d'abord matière brulante et gazeuse,
s'est condensé, s'est refroidi? Par quelle immense série d'évolutions
géologiques il a du passer, avant de pouvoir produire à sa surface toute
cette infinie richesse de la vie organique, végétale et animale, depuis
la simple cellule jusqu'à l'homme? Comment s'est-il manifesté et
continue-t-il à se développer dans notre monde historique et social?
Quel est le but vers lequel nous marchons, poussés par cette loi suprême
et fatale de transformation incessante, et qui dans la société humaine
s'appelle le progrès?
Voilà les seules questions qui nous soient accessibles, les seules qui
puissent et doivent être réellement embrassées, étudiées et résolues par
l'homme. Ne formant qu'un point imperceptible dans la question illimitée
et indéfinissable de l'Univers, ces questions humaines et terrestres
offrent tout de même à notre esprit un monde réellement infini, non dans
le sens divin, c'est-à-dire abstrait, de ce mot, non comme l'Etre
suprême créé par l'abstraction religieuse; infini, au contraire, par la
richesse de ses détails, qu'aucune observation, aucune science ne
sauront jamais épuiser.
A moins donc de renoncer à son humanité, l'homme doit savoir, il doit
pénétrer par sa pensée tout le monde visible, et sans espoir de pouvoir
jamais en atteindre le fond, en approfondir toujours davantage la
coordination et les lois, car notre humanité n'est qu'à ce prix. Il lui
en faut reconnaître toutes les régions inférieures, antérieures et
contemporaines à lui, toutes les évolutions mécaniques, physiques,
chimiques, géologiques, organiques, à tous les degrés de développement
de la vie végétale et animale, c'est-à-dire toutes les causes et
conditions de sa propre naissance et de son existence, afin qu'il puisse
comprendre sa propre nature et sa mission sur cette terre - sa patrie et
son théâtre uniques-, afin que dans ce monde de l'aveugle fatalité, il
puisse inaugurer le règne de la liberté.
Et pour connaître ce monde, notre monde infini, la seule abstraction ne
suffit pas. Elle nous conduirait de nouveau à Dieu, à l'Etre suprême, au
néant. Il faut tout en appliquant cette faculté d'abstraction, sans
laquelle nous ne pourrions jamais nous élever d'un ordre de choses
inférieur à un ordre de choses supérieur, ni par conséquent comprendre
la hiérarchie naturelle des êtres, il faut, disons-nous, que notre
esprit se plonge avec respect et amour dans l'étude minutieuse des
détails et des infiniment petits, sans lesquels nous ne concevrons
jamais la réalité vivante des êtres. Ce n'est donc qu'en unissant ces
deux facultés, ces deux tendances en apparence si contraires:
l'abstraction et l'analyse attentive, scrupuleuse et patiente de tous
les détails, que nous pourrons nous élever à la conception réelle de
notre monde non extérieurement mais intérieurement infini et nous former
une idée quelque peu suffisante de notre univers à nous -de notre globe
terrestre, ou, si vous voulez aussi, de notre système solaire.
Il est évident que, si notre sentiment et notre imagination peuvent nous
donner une image, une représentation plus ou moins fausse de ce monde,
la science seule pourra nous en donner une idée claire et précise.
Telle est la tâche de l'homme: elle est inépuisable, elle est infinie et
bien suffisante pour satisfaire les esprits et les coeurs les plus
ambitieux. Etre instantané et imperceptible au milieu de l'océan sans
rivages de la transformation universelle, avec une éternité ignorée
derrière lui et une éternité inconnue devant lui, l'homme pensant,
l'homme actif, l'homme conscient de son humaine mission reste fier et
calme dans le sentiment de sa liberté qu'il conquiert lui-même en
éclairant, en aidant, en émancipant, en révoltant au besoin, le monde
autour de lui. Voilà sa consolation, sa récompense et son unique
paradis. Si vous lui demandez après cela son intime pensée et son
dernier mot sur l'unité réelle de l'univers, il vous dira, que c'est
l'éternelle et universelle transformation, un mouvement sans
commencement, sans limites et sans fin. C'est donc le contraire absolu
de toute Providence -la négation de Dieu.»
Mikhaïl Bakounine
SOURCE: Bibliothèque Anarchiste
https://www.socialisme-libertaire.fr/2024/07/bakounine-la-conception-materialiste-du-monde.html
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