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(fr) Courant Alternative #342 (OCL) - Le gaz: une énergie Kapitale!
Date
Sat, 3 Aug 2024 18:34:31 +0100
Les Américains sont-ils tous des racistes dégénérés? Neymar restera-t-il
au PSG? Comment un ivrogne et une bande de malfrats ont-ils pu s'emparer
de l'État russe? La Norvège est-elle vraiment un pays cool? Pourquoi
notre facture d'électricité n'arrête-t-elle pas d'augmenter? ---- Toutes
ces questions au demeurant sans rapport ont pourtant un point commun. Ce
point commun c'est le gaz, la troisième source d'énergie la plus
utilisée dans le monde, après le pétrole et le charbon. Des États-Unis
au Qatar, de Gazprom à Equinor (la société nationale norvégienne de
production de gaz) le gaz représente un enjeu économique, social,
environnemental et géopolitique majeur incarné par l'extraction du gaz
de schiste américain, les rentes qataris et russes, ou bien encore
l'accès et le contrôle de la circulation de cette ressource avec la
question des gazoducs.
Nous souhaiterions donc à travers une série d'articles démontrer aux
lecteurs de Courant Alternatif pourquoi et comment cette énergie et les
politiques qui s'y rapportent sont un point cardinal dans le capitalisme
mondialisé et par là même sur nos vies.
«MON CONSEIL A LA JEUNESSE, LIRE KARL MARX.»
[1]
S'il faut reconnaître à la théorie communiste un défaut, c'est qu'elle
est rébarbative. Usant d'un vocabulaire difficile, maniant des concepts
mystérieux, renvoyant à des polémiques inconnues des profanes, elle se
mue assez vite en charabia pour qui n'a pas fait marxisme LV2 au
collège. Résultat la critique matérialiste devient une activité
théorique réservée à des cercles de spécialistes ou d'universitaires.
Or, comprendre le monde c'est se donner les moyens d'agir et donc de le
transformer.
Le capitalisme étant un système basé sur la production de biens et de
services, la question de l'énergie est donc primordiale. Le modèle
énergétique est donc un des paradigmes de l'ensemble du modèle de
production créé par le capitalisme et de la société qui en découle.
L'analyse de toutes sociétés doit donc se fonder sur des causes
matérielles considérant que les sociétés humaines sont le produit de
leur activité et que le mode de production de la vie matérielle
conditionne le processus de la vie sociale.
Prenons l'exemple du charbon pour illustrer notre propos. L'essor du
charbon au cours de la première révolution industrielle permet le
développement exponentiel de l'industrie manufacturière britannique,
avec en fer de lance l'industrie du coton exportatrice dans le monde
entier. Le charbon sert principalement à deux choses:
l'approvisionnement énergétique indispensable pour l'industrie
manufacturière et l'accroissement de la production matérielle ainsi que
l'administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand
de tous, l'Empire britannique. Le charbon, utilisé dans les bateaux à
vapeur, servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par
voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile.
Le charbon a aussi créé un ordre social: bourgeois et prolétaires,
propriétaires des houillères et mineurs de fond. Ces travailleurs de par
la place prépondérante qu'ils occupaient acquirent un pouvoir politique
qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de
masse. Ils pouvaient ainsi parfois inverser le rapport de force face aux
capitalistes en ralentissant ou en perturbant l'approvisionnement
énergétique. C'est suite à ces luttes qu'un grand nombre de conquêtes
sociales virent le jour au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle. A
cette ère du charbon succéda l'ère du pétrole. Les deux chocs pétroliers
de 1973 et 1979 remettront en cause les fondements des sociétés
pétrolières issues du XXe siècle avec l'apparition du chômage de masse,
l'effondrement de la croissance économique et les modifications des
affrontements impérialistes.
Mais à partir des années 2000 l'exploitation massive des gaz de schiste
aux États-Unis, a entraîné une chute spectaculaire des prix de l'énergie
et la relance du secteur de la pétrochimie.
Les États-Unis: le renouveau d'un géant énergétique mondial
Berceau de l'industrie pétrolière, les États-Unis sont devenus au cours
du XXe siècle un importateur dépendant de fournisseurs extérieurs. En
vingt ans, les États-Unis ont connu une révolution énergétique avec
l'essor du gaz et du pétrole de schiste, faisant d'eux le premier
producteur mondial de pétrole. Cette révolution a mis fin à un déclin
structurel grâce à deux innovations technologiques, la fracturation
hydraulique et les forages horizontaux, et elle a ouvert un nouveau
cycle minier spéculatif. Surtout, les États-Unis sont devenus le premier
producteur mondial devant la Russie et l'Arabie saoudite et sont
dorénavant totalement indépendants, en particulier vis-à-vis du
Moyen-Orient et de l'OPEP, bouleversant ainsi les équilibres
géopolitiques et géostratégiques mondiaux de l'après-guerre. C'est dans
ce contexte qu'intervient au printemps 2022 l'invasion de l'Ukraine par
la Russie, qui débouche sur des sanctions visant en particulier le
secteur des hydrocarbures. À moyen terme, le retrait de la Russie du
marché énergétique mondial d'un côté et le décrochage de la dépendance
énergétique de l'Union européenne d'avec la Russie de l'autre, ouvrent
aux États-Unis de nouvelles perspectives d'affirmation énergétique
mondiale, en rénovant en particulier sur des bases nouvelles le vieux
lien géostratégique, géopolitique et géoéconomique transatlantique.
L'essor de du gaz et du pétrole de schiste s'insère dans une histoire
longue du rapport entre les hydrocarbures et les États-Unis.
[graphique 1. Les 3 cycles historiques du gaz et du pétrole]
Trois grands cycles historiques et géostratégiques.
Pour comprendre le caractère structurel des mutations actuelles, il
convient de les réinscrire dans la durée en partant du début du XXe
siècle. Trois périodes historiques successives apparaissent alors,
visibles sur le graphe 1. Elles répondent à trois cycles spécifiques
participant de l'intégration des États-Unis dans la mondialisation.
Entre 1900 et 1970 se déploie le grand boom initial durant lequel la
production états-unienne d'hydrocarbures connaît une envolée
spectaculaire. Il est le socle du développement économique et social
exceptionnel du pays et de son affirmation comme puissance impériale.
Pour mémoire à la veille de la Seconde Guerre mondiale les États-Unis
produisent encore plus de 60% du pétrole mondial et l'embargo décrété le
26 juillet 1941 sur le pétrole et l'acier étrangle le Japon et sa Marine
de guerre, qui y répondront par l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre
1941. Lorsqu'on étudie la valorisation d'une ressource non renouvelable,
il importe de garder à l'esprit certains ordres de grandeur: ce sont 259
millions de barils par jour qui sont extraits durant les soixante-dix
premières années du XXe siècle des gisements américains.
Entre 1970 et 2008 vient le temps du recul et de la dépendance. Le pays
bascule dans un nouveau système énergétique. Son taux de dépendance
énergétique passe de 5% en 1960 à 30% en 2006. Sa puissance et ses
capacités hégémoniques en sortent fragilisées, comme en témoigne
l'embargo pétrolier arabe de 1973-1974 décidé à la suite de la Guerre du
Kippour. Washington prend alors conscience de sa dépendance énergétique
et ouvre en urgence à l'exploitation des champs conventionnels toujours
plus difficiles d'accès, alors que les prix mondiaux explosent c'est le
«choc pétrolier».
Depuis 2009 prévaut le retour à l'autonomie puis à l'indépendance grâce
cette fois à une innovation de rupture majeure: le boom spectaculaire du
gaz et du pétrole de schiste. Entre 2009 et 2021, la production de
pétrole est multipliée par deux et celle de gaz augmente de 71%: jamais
dans son histoire la première puissance mondiale n'a produit autant
d'énergie. Ces hydrocarbures non-conventionnels réalisent dorénavant
plus de 60% de la production nationale de pétrole et 70% de la
production de gaz naturel. Cet essor a un impact certain sur le mix
énergétique états-unien: en 2020, le pétrole et le gaz jouent un rôle
majeur dans la consommation énergétique (71% de la production totale),
largement devant le charbon en déclin (10,4%), le nucléaire en
difficulté (8,4%) et les énergies renouvelables encore confidentielles.
L'affirmation d'un nouveau géant énergétique autonome.
Depuis 2017 les États-Unis sont ainsi devenus le premier producteur
mondial de pétrole et de gaz. Pour le gaz, le choc est encore plus net
puisque le pays réalise 23,7% de la production mondiale en 2020,
largement devant la Russie.
Cet essor a des conséquences géopolitiques et géostratégiques
considérables. Non seulement les États-Unis sont devenus indépendants
car autosuffisants, une clé majeure de leur sécurité nationale à
l'intérieur et de leur indépendance d'action à l'extérieur mais ils sont
devenus exportateurs nets. En 2020, pour la 1re fois depuis 1949, les
États-Unis ont en effet exporté plus d'hydrocarbures qu'ils n'en ont
importés. De plus afin de compléter sa sécurité d'approvisionnement, le
pays s'est recentré sur le continent américain avec la signature de
l'accord de l'ACEUM (ex-ALENA)[2]: le Canada lui fournit 52% de ses
importations de pétrole et le Mexique 11%.
C'est dans ce contexte qu'il convient de replacer l'évolution des prix
mondiaux. Ainsi, entre 2015 et 2020, les prix baissent fortement du fait
de la bataille pour les parts de marché et la fixation des prix entre
puissances rivales: le duo Russie/Arabie saoudite cherche alors à briser
l'essor du gaz et du pétrole de schiste états-unien en tentant d'amener
les prix sous le seuil de rentabilité (40 à 50 $/baril). La relance
post-covid et l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022
viennent à nouveau bouleverser ces équilibres. Les pays producteurs de
matières premières minérales, énergétiques ou agricoles profitent à
nouveau de l'envolée des prix mondiaux.
La guerre en Ukraine:
une occasion inespérée pour le réancrage transatlantique États-Unis/ Europe
La guerre en Ukraine bouleverse la géographie énergétique, tout
particulièrement gazière, du continent européen et au-delà, du monde.
Moscou se heurte en effet en réaction à une série de sanctions
politiques, économiques et financières, en particulier dans l'énergie
qui constitue un des vecteurs majeurs d'interdépendance entre les
différentes parties du continent européen depuis des décennies. Le 21
mars 2022, un mois après le début de l'invasion russe et en lien avec le
sommet européen, les États-Unis et l'Union européenne annoncent ainsi
symboliquement un vaste accord énergétique sur le gaz naturel liquéfié
(GNL). Or la Russie demeure une économie rentière, largement financée
par l'exportation de matières premières ou de produits semi-finis; elle
est essentiellement tournée vers l'Europe centrale et occidentale.
[Graphique 2 - Evolutions des transports gaziers]
Pour autant, la dépendance énergétique de l'Europe à la Russie, bien que
fort variable selon les pays, est telle que ce changement est difficile
à réaliser dans l'immédiat. En 2021, Moscou a fourni 40% des
importations européennes de gaz, soit 10% de la consommation totale
d'énergie. Dans ce contexte tendu dont la résolution prendra des années,
l'Union européenne se tourne vers la Norvège, l'Algérie, l'Azerbaïdjan
ou les États-Unis... Mais beaucoup de ces fournisseurs sont déjà aux
limites de leurs capacités productives. Face à la saturation des
gazoducs existants, l'Europe est contrainte de se tourner vers le gaz
naturel liquéfié (GNL) livré à travers les océans par les navires
méthaniers, mais il coute sensiblement plus cher.
Il faudra plusieurs années avant que les États-Unis, s'ils y arrivent un
jour, remplacent la Russie sur le marché européen. En effet, si elles
sont attirées par la forte hausse des prix en Europe, les compagnies
états-uniennes doivent d'abord réinvestir massivement sur leur
territoire: dans la production, dans la suppression des goulets
d'étranglement logistiques dus à l'insuffisance des réseaux de gazoducs
vers les terminaux portuaires, dans le renforcement des capacités des
systèmes techniques d'exportation en Europe (terminaux méthaniers
flottants de GNL à Klaïpeda en Lituanie, au Havre...)... Pour l'Europe,
ces tensions s'accompagnent d'une forte hausse des prix, bien évidemment
sur les marchés libres dits Spot, mais tout autant lors des négociations
de contrats sur le marché mondial du gaz. L'Europe entre en effet en
concurrence frontale sur un marché déjà très tendu avec les grands pays
asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud et la Chine qui sont les plus
grands consommateurs de GNL au monde.
A suivre deuxième partie: Les conséquences sociales et spatiale de
l'exploitation du gaz de schiste aux USA.
Notes
[1]Emmanuel Macron, Interview au magazine ELLE Mai 2017
[2]ACEUM = Accord Canada États-Unis Mexique / ALENA = Accord de
libre-échange Nord-Américain
https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4233
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