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(fr) Socialisme Libertaire - Malatesta: Vers l'anarchie
Date
Tue, 23 Jul 2024 17:25:40 +0100
«IL EST ASSEZ COURANT de croire que, du fait que nous nous disons
révolutionnaires, nous entendons que l'avènement de l'anarchie doive se
produire d'un seul coup, comme conséquence immédiate d'une insurrection
qui abattrait violemment tout ce qui existe et apporterait des
institutions vraiment nouvelles. À dire vrai, il ne manque pas de
camarades qui conçoivent ainsi la révolution. ---- Ce malentendu
explique pourquoi, parmi nos adversaires, beaucoup croient de bonne foi
que l'anarchie est une chose impossible; et cela explique aussi pourquoi
certains camarades, voyant que l'anarchie ne peut venir soudainement
étant donné les conditions morales actuelles des gens, vivent entre un
dogmatisme qui les met en dehors de la vie réelle et un opportunisme qui
leur fait pratiquement oublier qu'ils sont anarchistes et que, par voie
de conséquence, ils doivent combattre pour l'anarchie.
Maintenant, il est certain que le triomphe de l'anarchie ne peut être
l'effet d'un miracle pas plus qu'il ne peut se produire en contradiction
avec la loi de l'évolution: que rien n'arrive sans cause suffisante, que
rien ne peut se faire si la force nécessaire manque.
Si nous voulions remplacer un gouvernement par un autre, c'est-à-dire
imposer notre volonté aux autres, il suffirait, pour cela, d'acquérir la
force matérielle indispensable pour abattre les oppresseurs et nous
mettre à leur place.
Mais, au contraire, nous voulons l'Anarchie, c'est-à-dire une société
fondée sur un accord libre et volontaire, ne permettant à personne
d'imposer sa volonté à autrui, laissant tous faire comme ils l'entendent
et collaborer volontairement au bien-être général. Son triomphe ne sera
définitif, universel, que lorsque tous les hommes ne voudront plus être
commandés ni commander à d'autres, et qu'ils auront compris les
avantages de la solidarité pour savoir organiser un système social dans
lequel il n'y aura plus trace de violence et de coercition.
D'autre part, comme la conscience, la volonté, la capacité augmentent
graduellement et ne peuvent trouver l'occasion et les moyens de se
développer que dans la transformation graduelle du milieu et dans la
réalisation des volontés au fur et à mesure qu'elles se forment et
deviennent impérieuses, de même, l'anarchie ne s'instaurera que peu à
peu pour s'intensifier et s'élargir toujours plus.
Il ne s'agit donc pas d'arriver à l'anarchie aujourd'hui, ou demain, ou
dans dix siècles, mais de s'acheminer vers l'anarchie aujourd'hui,
demain et toujours.
L'anarchie est l'abolition du vol et de l'oppression de l'homme par
l'homme, c'est-à-dire l'abolition de la propriété individuelle et du
gouvernement. L'anarchie est la destruction de la misère, des
superstitions et de la haine. Donc, chaque coup porté aux institutions
de la propriété individuelle et du gouvernement est un pas vers
l'anarchie, de même que chaque mensonge dévoilé, chaque parcelle
d'activité humaine soustraite au contrôle de l'autorité, chaque effort
tendant à élever la conscience populaire, à augmenter l'esprit de
solidarité et d'initiative et à égaliser les conditions sociales.
Le problème réside dans le fait de savoir choisir la voie qui réellement
nous rapproche de la réalisation de notre idéal et de ne pas confondre
les vrais progrès avec des réformes hypocrites qui, sous prétexte
d'améliorations immédiates, tendent à dévier le peuple de la lutte
contre l'autorité et le capitalisme, à paralyser son action, et à lui
laisser espérer que quelque chose peut être obtenu de la bonté des
patrons et des gouvernements. Le problème est de savoir employer la part
de forces que nous avons et que nous acquérons de la façon la plus
économique et la plus utile à notre but. Aujourd'hui, dans chaque pays,
il y a un gouvernement qui impose la loi à tous, par la force brutale;
qui nous contraint tous à nous laisser exploiter et à maintenir, que
cela nous plaise ou non, les institutions existantes; qui empêche que
les minorités puissent mettre en action leurs idées et que
l'organisation sociale en général puisse être modifiée suivant les
variations de l'opinion publique. Le cours régulier pacifique de
l'évolution est arrêté par la violence, et c'est par la violence qu'il
faudra lui ouvrir la route. C'est pour cela que nous voulons la
révolution violente aujourd'hui et que nous la voudrons toujours ainsi,
aussi longtemps que l'on voudra imposer à quelqu'un par la force une
chose contraire à sa volonté. La violence gouvernementale supprimée,
notre violence n'aurait plus sa raison d'être.
Nous ne pouvons pour le moment abattre le gouvernement existant,
peut-être ne pourrons-nous pas empêcher demain que, sur les ruines du
gouvernement actuel, un autre ne surgisse; mais cela ne nous empêche pas
aujourd'hui, de même que cela ne nous empêchera pas demain, de combattre
n'importe quel gouvernement en refusant de nous soumettre à la loi
chaque fois que cela nous est possible et d'opposer la force à la force.
Chaque fois que l'autorité est diminuée, chaque fois qu'une plus grande
somme de liberté est conquise et non mendiée, c'est un progrès vers
l'anarchie. Il en est de même, chaque fois aussi que nous considérons le
gouvernement comme un ennemi avec lequel il ne faut jamais faire de
trêve, après nous être bien convaincus que la diminution des maux
engendrés par lui n'est possible que par la diminution de ses
attributions et de sa force, et non par l'augmentation du nombre des
gouvernants ou par le fait qu'ils soient élus par les gouvernés eux-mêmes.
Par gouvernement nous entendons tout homme ou groupement d'individus
qui, au sein de l'État, des conseils, de la municipalité ou d'une
association, ont le droit de faire la loi ou de l'imposer à ceux à qui
elle ne plaît pas.
Nous ne pouvons pour le moment abolir la propriété individuelle, nous ne
pouvons pour l'instant disposer des moyens de production nécessaires
pour travailler librement; peut-être ne le pourrons-nous pas encore lors
d'un prochain mouvement insurrectionnel. Mais cela ne nous empêche pas
aujourd'hui déjà, comme cela ne nous empêchera pas demain, de combattre
continuellement le capitalisme. Chaque victoire, si minime soit-elle,
des travailleurs sur le patronat, chaque effort contre l'exploitation,
chaque parcelle de richesse soustraite aux propriétaires et mise à la
disposition de tous, sera un progrès, un pas sur la voie de l'anarchie,
comme chaque fait tendant à augmenter les exigences des ouvriers et à
donner plus d'intensité à la lutte, toutes les fois que nous pourrons
envisager ce que nous aurons gagné comme une victoire sur l'ennemi et
non comme une concession dont nous devrions être reconnaissants, chaque
fois que nous affirmerons notre volonté de reprendre par la force des
acquis enlevés aux travailleurs par les propriétaires protégés par le
gouvernement.
Une fois le droit de la force disparu de la société humaine, les moyens
de production mis à la disposition de ceux qui veulent produire, le
reste sera le résultat de l'évolution pacifique.
L'anarchie ne serait pas encore réalisée, ou elle ne le serait que pour
ceux qui la veulent et seulement dans certains domaines, où le concours
des non-anarchistes n'est pas indispensable. L'anarchie s'étendra ainsi,
gagnant peu à peu les hommes et les choses, jusqu'à ce qu'elle englobe
toute l'humanité et toutes les manifestations de la vie.
Une fois le gouvernement disparu, avec toutes les institutions nuisibles
qu'il protège, une fois la liberté conquise pour tous ainsi que le droit
aux instruments de travail, sans lequel la liberté est un mensonge, nous
n'envisageons de détruire des choses qu'au fur et à mesure que nous
pourrons les remplacer par d'autres.
Un exemple: le service de ravitaillement est mal fait dans la société
actuelle, il s'effectue d'une façon anormale avec un grand gaspillage de
force et de matériel, et seulement en vue des intérêts des capitalistes;
mais de quelque façon que s'opère la consommation, il serait absurde de
vouloir désorganiser ce service, si nous ne sommes pas en mesure
d'assurer l'alimentation du peuple plus logiquement et plus équitablement.
Il existe un service des postes, nous avons mille critiques à en faire,
mais pour l'instant nous nous en servons pour envoyer nos lettres ou
pour en recevoir, supportons-le donc comme il est, tant que nous
n'aurons pas pu le corriger.
Il y a des écoles, hélas! très mauvaises, pourtant nous ne voudrions pas
que nos enfants y soient sans apprendre à lire ni à écrire, en attendant
de pouvoir organiser assez d'écoles modèles pour tous.
Nous voyons donc que pour instaurer l'anarchie, il ne suffit pas d'avoir
la force matérielle pour faire la révolution. Il faut aussi que les
travailleurs, associés selon les diverses branches de production, soient
en mesure d'assurer par eux-mêmes le fonctionnement de la vie sociale
sans la participation des capitalistes et du gouvernement.
On peut constater de même que les idées anarchistes, loin d'être en
contradiction avec les lois de l'évolution basées sur la science, comme
le prétendent les socialistes scientifiques, sont des conceptions qui
s'adaptent parfaitement à elles: c'est le système de l'expérimentation
qui passe du terrain des recherches au champ des réalisations sociales.»
Malatesta, La Questione Sociale, 9 décembre 1899.
SOURCE: Bibliothèque Anarchiste
https://www.socialisme-libertaire.fr/2024/05/malatesta-vers-l-anarchie.html
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