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(fr) Monde Libertaire - Des idées et des luttes: Déportés pour l'éternité, Survivre à l'exil stalinien, 1939-1991
Date
Mon, 22 Jul 2024 18:12:50 +0100
Cruauté et absurdité staliniennes ---- La couverture: une photo en noir
et blanc, une porte en bois qui ne donne sur rien, une terre sans relief
à perte de vue. Une photo qui prend du sens à la lecture du titre du
livre d'Alain Blum et Emilia Koustova, Déportés pour l'éternité,
Survivre à l'exil stalinien, 1939-1991, publié aux éditions EHESS en
2024. La force de l'image se trouve renforcée par cette citation de Naum
Kleiman, cinéaste dont les grands-parents furent déportés en 1941: «il
n'a pas dit que nous étions exilés pour la vie. Il a dit que nous étions
exilés pour l'éternité. Ils pensent maîtriser l'éternité». Toute la
froideur, l'inhumanité du stalinisme dans cette citation. «Ce livre est
le fruit d'un long travail qui a débuté dans le cadre d'un projet
collectif de recueil d'entretiens avec d'anciens déportés envoyés par
Staline vers les profondeurs sibériennes, entre 1940 et 1952. Ce
programme de recherche s'intéressait au destin des personnes qui
résidaient dans les régions occidentales de l'URSS et dans les pays qui
entrèrent, après la Seconde guerre mondiale, dans l'orbite soviétique.»
Ils venaient d'Ukraine et de Lituanie.
Comment les appeler? Des déportés, des exilés, des déplacés spéciaux,
les colons de travail, les expulsés? La difficulté de trouver le bon
terme montre aussi la volonté des autorités soviétiques de ne pas les
voir. Ils sont dans «l'éternité». Plus de 400 000 personnes de ces pays
sont déplacés arbitrairement. Les conditions de voyage sont
épouvantables et nombre d'entre eux meurent en chemin. Les conditions de
vie le sont tout autant: un froid extrême, un manque de bois, de
nourriture, de vêtements. Sur les 7 232 Lituaniens déportés dans l'Altaï
à l'été 1941, la moitié décède durant l'hiver et seulement 1 157
rentreront dans leur pays. Les hommes sont envoyés au goulag, les femmes
et les enfants sont regroupés dans des sovkhozes vers la frontière entre
la Mongolie et la Chine, d'autres affectés à la pèche plus au Nord, sans
matériel, ni formation. La mort au quotidien. «En résulte une
association d'une cruauté extrême et d'une absurdité qui caractérise
tant d'expériences concentrationnaires staliniennes et qui n'échappe pas
à leurs témoins et victimes.» Les lettres de requêtes sont éloquentes,
même des rapports de l'administration soulignent l'impossibilité
d'assurer un quelconque travail.
La répression en système
Le déplacement forcé est utilisé comme moyen de répression, contre les
juifs, les opposants, les koulaks et tous ceux qui avaient une fibre
nationaliste dans des pays conquis dans la guerre, dont il fallait
«soviétiser» les esprits et les terres. Attention, la répression ne date
pas de Staline, elle débuta dès le début de la Révolution (cf La Terreur
sous Lénine de Jacques Baynac réédité aux éditions L'Echappée en 2024)
mais elle atteint des proportions quasi industrielles à partir de 1939.
Rappelons que Khrouchtchev en fut responsable en Ukraine et Souslov en
Lituanie. Bien sur, d'autres personnes furent victimes de ces pratiques,
des Coréens, des Iraniens, des Finlandais, des Polonais, tous ceux dont
le régime soviétique se méfiait. Il fallait grossir les forces de
travail, déplacer les populations de l'Ouest vers l'Est où se trouvent
les mines, les matières premières.
Comment revenir?
Les pages de ce livre s'appuient sur des témoignages et des photos.
Etonnamment, dans les territoires occupés en Ukraine par exemple, des
partisans peuvent vivre dans une semi-clandestinité particulièrement
dans les forêts, dans le secteur rural à la solidarité ancienne. Bien
sur les dénonciations existent et nombre de déportés, de retour chez
eux, ne retrouvèrent rien, leurs biens avaient été pillés. L'adaptation
des individus à l'environnement sibérien est admirable notamment sur le
plan climatique, la solidarité dans les villages d'accueil est à noter.
Les cultures d'origine permettent aussi de maintenir du lien par les
danses, les langues. L'organisation des lieux, la surveillance
permanente, la discrimination officiellement niée apparaissent dans les
lettres reproduites.
Et après cette sinistre période, que faire? Comment rentrer chez soi?
Quel chez soi pour ces enfants nés en Sibérie, surnommés les enfants de
glace? La déstalinisation des esprits fut lente dans l'administration et
nombre de hiérarques locaux s'inquiétaient de l'arrivée des victimes. La
bureaucratie agissait donc avec lenteur et méfiance. Une si longue
attente pour un si difficile retour comme le soulignent les auteurs.
Certains n'ont pas les ressources pour rentrer, la confrontation dans
les villages d'origine est parfois difficile. Comment effacer le passé?
Les discriminations sont réalité même pour les enfants.
Selon Alain Blum et Emilia Koustova, il y a particulièrement
aujourd'hui, pour l'Europe, pour la Russie, la nécessité «de regarder et
d'écrire de façon critique son passé, sans occulter les pages les plus
sombres et en posant la question des responsabilités des violences
perpétrées par son Etat».
* Alain Blum et Emilia Koustova
Déportés pour l'éternité, Survivre à l'exil stalinien, 1939-1991
Ed. EHESS, 2024
https://monde-libertaire.fr/?articlen=7945
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