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(fr) Courant Alternative #344 (OCL) - NOUVELLE-CALÉDONIE: Le redémarrage économique et le statut du territoire dans la balance des négociations
Date
Thu, 14 Nov 2024 17:24:58 +0000
Où se situent les enjeux dans l'archipel, cinq mois après les émeutes
déclenchées en réaction au projet gouvernemental de «dégeler» le corps
électoral calédonien afin de minoriser encore davantage les Kanak, son
peuple autochtone (1)? Les inégalités sociales ont brièvement été
pointées en métropole par des médias de gauche pour expliquer ces
émeutes, mais le discours du patronat calédonien sur l'urgence de la
reconstruction et du retour à l'ordre public a ensuite occupé le devant
de la scène. La démarche engagée à présent par le Premier ministre
Michel Barnier - renouer le dialogue «entre toutes les composantes de la
société calédonienne» pour parvenir à un «accord global» sur l'avenir du
territoire - peut-elle constituer un tournant décisif sur la route de
l'indépendance?
Le gouvernement Attal avait répondu par une sévère répression à
l'explosion sociale déclenchée à la mi-mai dans l'agglomération de
Nouméa surtout, et il avait ciblé la cellule de coordination des actions
de terrain (CCAT). Ce regroupement de militant-e-s indépendantistes qui
mobilisaient depuis novembre 2023 contre le «dégel» du corps électoral
calédonien avait été accusé d'être à l'initiative des «exactions». Une
dizaine de ses responsables avaient été arrêtés, sept d'entre eux
transférés en métropole - voir l'encadré 1.
++++
ENCADRÉ 1: La CCAT a été rendue responsable de tous les maux en
Nouvelle-Calédonie - en particulier par la droite dure. Ainsi, quand les
trois mines de Thio appartenant à la société SLN ont été mises en
veilleuse le 14 octobre (230 emplois directs et 120 emplois indirects
vont de ce fait être supprimés), le parti loyaliste Générations NC que
préside le député Nicolas Metzdorf a dit dans un communiqué: «Cette
situation est la conséquence directe des blocages qui paralysent les
sites miniers depuis le 2 avril, aggravés par la destruction des
installations et les violences des derniers mois orchestrées par la
CCAT.» Générations NC va poursuivre en justice la CCAT, car elle a
«organisé la destruction des infrastructures, saccagé les moyens de
subsistance de la commune et endoctriné une partie de la population et
notamment la jeunesse».
Le 22 octobre, la Cour de cassation de Paris a donné raison à deux
membres de la CCAT - Christian Tein et Steve Unë - concernant leur
placement en détention en métropole. Elle a cassé l'arrêt du 5 juillet
émis par la cour d'appel de Nouméa pour les y envoyer, et un juge
d'instruction va statuer sur leur sort.
++++
Le Président Macron avait cependant fini par «suspendre» son projet
d'élargir le corps électoral calédonien. Le 1er octobre, son nouveau
chef de gouvernement Barnier (LR) a annoncé dans sa déclaration de
politique générale à l'Assemblée que ce projet était abandonné, et
d'autres décisions qui ont indiqué un changement d'orientation (ou de
tactique) politique concernant l'archipel. D'abord, le report des
élections provinciales à 2025 (2). Ensuite, la nomination à l'Outre-Mer
du sénateur (LR) François-Noël Buffet, connu pour sa «connaissance du
dossier calédonien» et sa capacité à discuter; et la décision de Buffet
d'aller en Nouvelle-Calédonie pour son premier déplacement, du 16 au 18
octobre. Il a affirmé dans un communiqué, le 7 octobre, «la volonté du
gouvernement d'apporter des réponses rapides et pragmatiques à la crise
que connaît ce territoire (...), d'incarner une nouvelle méthode»; et:
«L'Etat va continuer d'appuyer les institutions calédoniennes, y compris
financièrement, pour permettre le redémarrage» de l'économie.
De quoi réjouir le patronat calédonien. Le 9 octobre, Christophe Badda,
membre consulaire de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI-NC), a
déclaré sur France Culture: «Pour permettre le renouveau économique, il
faut que les services essentiels à la population continuent d'être
assurés: l'éducation, la santé, l'énergie. Et là, heureusement pour la
Nouvelle-Calédonie, l'Etat est déjà à l'oeuvre pour permettre le
maintien de ces services.»
Mais Buffet n'a pas tardé à rectifier un peu la communication
gouvernementale: les provinciales calédoniennes ne seront en fait
repoussées qu'après un débat au Sénat, puis à l'Assemblée nationale (3);
de plus, leur report qui est censé «laisser du temps pour parler de
l'avenir économique et social de l'île» servira aussi à parler du
«dégel» du corps électoral (Barnier avait assuré, le 1er octobre, que ce
«dégel» «ne sera[it]pas soumis au Congrès», mais ces mots ont disparu du
texte lu après devant le Sénat). Et puis, le 10 octobre, on a appris que
le gouvernement prévoyait dans son budget général 250 millions de moins
pour l'Outre-Mer en 2025 - alors que le pouvoir d'achat est extrêmement
dégradé dans les territoires ultramarins.
Bien sur, lors de sa visite dans l'archipel, Buffet a multiplié les
promesses (par exemple, l'Etat prendra en charge à 100 % la
reconstruction des écoles et à 70 % celle des autres bâtiments publics),
et il a assuré que les renforts de police arrivés de métropole
resteraient là autant qu'il le faudrait, l'ordre public étant une
priorité (4). Mais le patronat et la droite dure se sont déclarés déçus
par le flou de ses «engagements» sur le plan économique - et la presse
calédonienne, qui reflète largement leur point de vue, a titré sur le
«bilan mitigé» de sa venue. «Ce que le monde économique demande, c'est
une visibilité, de l'assurance, une sécurité, au moins jusqu'à mi-2025.
Pour l'instant, on n'y est pas», a constaté Stéphane Yoteau, le
vice-président de la CCI-NC, le 20 octobre.
Le patronat avait en effet misé sur le plan proposé cet été au Congrès
par Philippe Gomès, leader de Calédonie ensemble (la droite modérée
non-indépendantiste). Après le vote de ce plan à la quasi-unanimité de
ses membres, le 28 aout, une «délégation transpartisane» s'était rendue
à Paris pour demander à l'Etat 4,2 milliards d'euros sur cinq ans afin
de le financer. Elle avait certes été bien accueillie par divers
responsables politiques, mais sans obtenir aucune garantie quant à la
concrétisation de sa demande. Et Buffet est resté dans le même flou lors
de sa visite, se contentant de lâcher: «On travaille d'arrache-pied à un
prolongement» de deux mois (donc jusqu'à décembre) du chômage partiel
pour les personnes privées d'emploi à la suite des destructions; ou
encore: l'Etat aura un engagement «extrêmement fort» auprès des
collectivités et des entreprises calédoniennes pour la période
2024-2025. De plus, comme l'a souligné le député loyaliste Nicolas
Metzdorf, «l'Etat a annoncé 500 millions d'euros de prêts garantis. Or,
ils servent à rembourser les 440 millions d'euros déjà versés. L'Etat
nous prête de l'argent pour qu'on rembourse ce qu'on a déjà emprunté et
annonce ça comme une nouvelle aide». Des leaders d'autres partis lui ont
fait écho - en particulier Calédonie ensemble et l'Eveil océanien (dont
une élue, Veylma Falaeo, préside actuellement le Congrès).
Redémarrage du processus institutionnel?
Dans le même temps, cependant, les élu-e-s de la Nouvelle-Calédonie
affichent une volonté commune d'entamer les discussions sur l'avenir du
territoire auxquelles le gouvernement les «convie» très fermement (en
conditionnant plus ou moins son «aide» financière à leur tenue) pour
parvenir à un «accord global» - «et pas simplement sur le corps
électoral», comme le souligne Virginie Ruffenach, présidente du groupe
Le Rassemblement-Les Républicains au Congrès, car personne ne se risque
à demander que la question du corps électoral soit traitée à part.
Côté indépendantiste, les deux principales composantes du FLNKS (Front
de libération nationale kanak et socialiste) que sont l'Union
calédonienne (UC) et le Palika se déclarent satisfaites de la «méthode»
Buffet:
«Il nous a confirmé que le processus de décolonisation était toujours en
cours, a dit Pierre-Chanel Tutugoro, président du groupe UC-FLNKS au
Congrès. Donc, nous, on va poser sur la table l'indépendance, pleine et
entière ou avec partenariat, mais en tout cas on voit aujourd'hui que
toutes les options sont sur la table.» Et Jean-Pierre Djaïwé, le
président de l'UNI-Palika, a renchéri: «Nous voulons reprendre les
discussions, mais nous ne partons pas de zéro. Nous portons depuis 2013
un projet d'indépendance avec partenariat avec la France.» Or l'Etat
serait selon lui prêt à aller vers un «partenariat-indépendance» ou une
«indépendance-association» entre la France et l'archipel.
L'indépendance-association a également les faveurs de l'Eveil océanien -
ou encore de Calédonie ensemble, qui a bâti un projet similaire pour un
«peuple calédonien»... Seule la droite dure anti-indépendantiste fait
donc entendre une voix discordante. Pas question de parler aux
«indépendantistes qui sont là pour détruire et ont soutenu la CCAT,
prévient Gil Brial, un de ses chefs: Il y a des concessions que,
clairement, nous ne sommes plus prêts à faire aujourd'hui. (...) Les
Calédoniens ont déjà dit trois fois non à l'indépendance. Donc pour
nous, c'est réglé».
Quoi qu'il en soit, ces nouvelles négociations sur le statut du
territoire ne commenceront pas avant décembre, car auparavant les
présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale Gérard Larcher (Les
Républicains) et Yaël Braun-Pivet (Renaissance) doivent y mener à la
mi-novembre une «mission de concertation et de dialogue»; et, fin
novembre, le FLNKS doit tenir un nouveau congrès dont la finalité sera
de (tenter d')arrêter une conduite unique pour le camp indépendantiste.
Possible réconciliation des frères ennemis indépendantistes?
Les désaccords entre l'UC et le Palika se sont beaucoup aggravés, depuis
les émeutes - au point que le Palika n'a ni participé au dernier congrès
du FLNKS ni reconnu sa décision de nommer à sa tête Christian Tein, un
des responsables de la CCAT, qui a été déporté à Mulhouse.
L'UC et le Palika ont aussi eu, ces derniers mois, des positionnements
opposés sur les plans politique et économique. L'UC a durci son discours
à l'égard de l'Etat et intégré la CCAT dans le FLNKS; elle a participé à
la délégation transpartisane partie défendre à Paris le plan économique
voté par le Congrès (5). Le Palika a ouvertement critiqué la CCAT; et
Louis Mapou (le chef du gouvernement calédonien qui est une figure du
Palika) a concocté avec le haut-commissariat de la République (soit le
représentant de l'Etat français dans l'archipel) un autre plan, appelé
PS2R (Plan de sauvegarde, refondation et reconstruction).
On constate néanmoins que l'«indépendance-partenariat» revient dans la
bouche de leurs représentants respectifs. Un choix précautionneux pour
tenter d'aller par là vers l'indépendance tout court ou un abandon tout
net de cette revendication? La logique institutionnelle a largement
contribué à faire perdre de sa consistance au mot «indépendance», ces
dernières décennies, en étoffant une classe moyenne kanak peu disposée à
rompre avec le système en place.
Des propos récents tenus par deux leaders kanak aux parcours différents
l'illustrent assez bien:
* Tout en étant encarté à l'UC, Emmanuel Tjibaou a fait carrière dans le
domaine de la culture, et non de la politique. Il a pris en 2011 la
direction de l'Agence de développement de la culture kanak (ADCK),
établissement public qui gère surtout le Centre culturel Tjibaou (CCT) à
Nouméa, et dont sa mère, Marie-Claire, est la présidente du conseil
d'administration.
Quand son père, Jean-Marie Tjibaou, a signé en 1988 les accords de
Matignon en tant que président de l'UC et du FLNKS, il a confié avoir
agi «par pragmatisme», mais le peu d'attrait de cet ancien prêtre pour
la violence et sa proximité avec le Parti socialiste l'y avaient sans
doute également poussé, dans le contexte des «événements» que
connaissait la Nouvelle-Calédonie depuis 1984. C'est dans le même esprit
rassembleur et pragmatique qu'Emmanuel Tjibaou est devenu, le 6 juillet,
le premier député indépendantiste kanak (6) depuis 1986 (et le second
dans l'histoire de l'archipel, après Rock Pidjot). Et c'est en livrant
un message assez oecuménique qu'il a réussi à atteindre 57 % des
suffrages - et donc dépassé le score attendu du camp indépendantiste,
dont les voix lui étaient plus ou moins acquises. «Pour ma part, je
pense qu'on est tous responsables[de la situation]», déclarait-il le 4
juillet dans une conférence de presse. Et, dans un entretien à
Reporterre le 20 septembre - au lendemain de l'assassinat par le GIGN de
deux habitants de Saint-Louis -, il dénonçait les «logiques
néocoloniales» de l'Etat français, mais en personnalisant celui-ci comme
le fait la gauche avec Macron: c'est lui qui a «failli» dans la
«mission» de cet Etat qui était de poursuivre le processus enclenché par
les accords de Matignon et prolongé par celui de Nouméa en 1998. E.
Tjibaou lui reprochait une répression qu'il jugeait «illégitime» - voir
l'encadré 2 - et un manque de solidarité à l'égard «d'un territoire de
France, de citoyens français»: «Notre archipel crame, il y a 13 morts...
mais Emmanuel Macron est aux abonnés absents.»
++++
ENCADRÉ 2: Depuis cinq mois la répression s'est traduite en
Nouvelle-Calédonie par des milliers d'interpellations et de lourdes
peines. Le 30 mai à Nouméa, deux hommes ont par exemple été condamnés à
six mois de prison pour un jet de bouteille qui n'a entraîné aucune
blessure ni dégât matériel. 6 000 policiers et militaires sont cantonnés
sur un territoire de 271 000 habitant-e-s...
Parmi les personnes activement recherchées par le GIGN pour des
«exactions», deux ont été abattues par balle le 19 septembre. Craignant
pour la vie des autres et voulant que disparaissent les barrages de la
gendarmerie installés, depuis fin juillet, à la hauteur de Saint-Louis
sur la seule route menant au sud de l'archipel, des chefs coutumiers et
des leaders indépendantistes se sont employés à convaincre des jeunes
réfugiés dans cette tribu de se rendre. Cinq l'ont fait le 30 septembre.
Ils ont tous été mis en examen et placés en détention provisoire le 3
octobre. Trois d'entre eux pour «tentative de meurtre en bande organisée
et complicité de tentative de meurtre sur des gendarmes, et de
participation à une association de malfaiteurs en vue de la commission
d'un crime». Les deux autres pour «vols avec arme en raison de la
commission de plusieurs car-jackings et, pour l'une d'elles, de
destructions par incendie de certains véhicules».
++++
Dans cet entretien, E. Tjibaou constatait à raison: «Il y a un véritable
apartheid social dans les outre-mers. (...) Dès que des revendications
sont formulées à l'endroit de nos peuples sur la question de la vie
chère, du respect des identités, du combat pour l'indépendance, c'est
toujours la même réponse. Que ce soit ici, en Martinique ou chez nos
frères polynésiens, l'Etat français nous lamine. Nous sommes des objets
de consommation, et nous devons subir l'exploitation de nos ressources
sans rien dire. (...) Si cette injustice perdure, notre révolte sera
légitime.» Mais dans un autre entretien, sur Mediapart le 1er octobre,
il insistait surtout sur le fait que les indépendantistes n'avaient pas
donné pour consigne de tout casser, au printemps dernier, et il
estimait: «On a loupé quelque chose par rapport à la jeunesse» - comme
si l'explosion sociale de la mi-mai résultait d'une simple lacune dans
l'éducation de cette jeunesse. «La problématique, c'est être océanien
dans la ville (...), poursuivait-il. La représentation de la réussite,
même Jésus est blanc (...). On a à être reconnus comme ce que nous
sommes.» Le «problème» auquel seraient confronté-e-s les Kanak serait
donc la non-reconnaissance de leur culture (ne l'est-elle pas
officiellement, à travers le Sénat coutumier ou... le Centre culturel
Tjibaou, par exemple)? Et le problème de la jeunesse kanak serait de «ne
pas connaître son histoire»? E. Tjibaou prônait une «décolonisation des
mentalités» pour «faire exister le nous» et «reprendre la main au niveau
institutionnel», car il y a «nécessité d'assumer l'histoire de notre
pays, qui est fait de diversité» et «on n'a pas d'autre solution que de
cohabiter». Or, placer la lutte contre le racisme ou les inégalités
sociales qui frappent majoritairement les populations océaniennes sur le
seul terrain «culturel», avec comme levier les élections pour faire
reconnaître l'identité kanak, ne suffit pas pour chambouler une société
calédonienne aussi caricaturalement inégalitaire.
* Louis Mapou, qui dirige le gouvernement calédonien depuis 2021, a
milité dès le lycée en liaison avec le «groupe 1878» d'extrême gauche
qui a donné naissance au Palika en 1975, et il a été le M. Nickel de ce
parti (7). Interviewé le 4 octobre sur Radio rythme bleu (RRB), il a
expliqué avoir fait le choix de s'exprimer très peu depuis les émeutes
«pour ne pas participer à jeter de l'huile sur le feu», et afin que le
gouvernement collégial «reste un lieu où on continue à partager, à
regarder les événements, à en discuter». Il a attribué les émeutes à un
«manquement de la responsabilité de l'Etat[parce qu']on a un besoin de
fermeté», en ajoutant: «On ne peut pas se satisfaire de la violence
comme mode opératoire pour (...) trouver des solutions à une histoire
comme la nôtre, qui est une histoire douloureuse».
A la question concernant les divisions du camp indépendantiste, Mapou a
répondu avoir surtout peur, «avec ce qui s'est passé, (...) que l'on
n'entre dans une forme de délitement du FLNKS. (...) Il y aura toujours
des interlocuteurs, mais de quelle légitimité ils vont disposer?» Et
d'ajouter: «Si l'Union calédonienne a bien été à l'initiative de ce
mouvement[mi-mai], aujourd'hui elle est la première à dire qu'il y a
beaucoup d'exactions qui ont été faites, et[qu']en tout cas le niveau
qui a été atteint ne relève pas de sa responsabilité. C'est une bonne
nouvelle qu'il faudra intégrer, parce que le mouvement indépendantiste
doit très fermement s'interroger sur sa représentativité aujourd'hui,
parce que beaucoup de cette génération que nous avons vue sur les
barrages sont de la génération d'après 1988, et cette génération-là
n'est pas encartée. On n'est plus dans la situation politique des années
précédentes, où un mot d'ordre suffisait pour engager ou se désengager.»
A la question: le PS2R élaboré par son gouvernement et le plan
quinquennal du Congrès ne sont-ils pas des démarches concurrentielles?
il a répondu: «Ce n'est pas la même chose, on ne joue pas sur le même
registre», justifiant la non-participation de son gouvernement à la
«délégation transpartisane» venue à Paris par la recherche d'«une
démarche collective» - 3 000 contributions de Calédonien-ne-s ont été
envoyées au gouvernement en réponse à son PS2R. Ce plan «vise à
transformer et réformer durablement le modèle économique, social et
institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, tout en bénéficiant du soutien
de l'Etat» (8).
La nécessité de lier décolonisation et anticapitalisme
Sur quoi donc débouchera l'explosion sociale de la mi-mai qu'ont
étouffée forces de l'ordre et tribunaux? Les destructions commises par
une jeunesse majoritairement kanak ont mis en relief des inégalités
sociales qui découlent à la fois du colonialisme et du capitalisme: 50 %
des Kanak habitent aujourd'hui dans les quartiers populaires et les
squats de l'agglomération nouméenne; 61 zones d'«habitat précaire sur un
foncier occupé illégalement» sont officiellement recensées dans cette
agglomération; les quelque 10 000 personnes qui y vivent faute de
pouvoir louer un appartement sont toutes océaniennes, etc. Mais ces
destructions ont présentement pour effets pervers d'accroître la
dépendance de la Nouvelle-Calédonie par rapport à l'Etat français, et la
reconstruction du territoire va constituer un gigantesque et juteux
chantier...
Le camp indépendantiste sort des émeutes à la fois plus fort et plus
faible, selon le point de vue d'où on le considère. Il a perdu la
présidence du Congrès mais gagné un député (les résultats des deux
premiers référendums avaient par ailleurs déjà montré la progression du
vote pour l'«indépendance»). Cependant les divisions entre les Kanak se
sont accentuées - et elles ne se réduisent pas à des désaccords entre
des partis, entre la base de ces partis et leur sommet, ou entre
générations car elles ont également une dimension de classe.
De plus le Sénat coutumier, dont l'accord de Nouméa est à l'origine, est
contesté par nombre de grands chefs regroupés depuis 2022 dans Inaat ne
Kanaky. Ce «conseil national des chefs» a proclamé, le 24 septembre à
Maré, leur souveraineté sur les parties de l'archipel qu'ils gèrent (9),
et il s'efforce toujours de recueillir l'adhésion des autres chefferies
kanak. Il poursuivra début novembre ses réflexions sur «le modèle de
gouvernance coutumière» en se réunissant dans l'aire Xârâcùù (sud de la
Grande Terre), et il cherche des appuis au niveau international - voir
l'encadré 3.
++++
ENCADRÉ 3: La 4e Commission de l'Assemblée générale de l'ONU, à New
York, a auditionné 18 représentant-e-s de partis politiques ou
d'organismes calédoniens, entre le 7 et le 14 octobre 2024.
La délégation du Sénat coutumier a dénoncé à cette occasion le
comportement de l'Etat français avant et après le 13 mai, considérant
que Macron avait créé les conditions d'une crise insurrectionnelle avant
de la réprimer par la violence. «Il n'y a eu ni ingérence extérieure, ni
tentative de coup d'Etat, ni radicalisation du monde mélanésien, a
affirmé Jérôme Bouquet-Elkaïm, l'avocat des coutumiers. Et si
discrimination il y a eu, elle n'a pas touché les colons européens qui
continuent de toucher des leviers de l'économie et du pouvoir.» Il a
donc incité la 4e Commission à ouvrir «une enquête internationale sur
les violations des droits de l'homme en Nouvelle-Calédonie» et à
recommander à l'Etat d'organiser «un nouveau référendum sur l'accès à la
pleine souveraineté».
Le grand chef Hippolyte Sinewami a pour sa part lu la déclaration de
souveraineté faite le 24 septembre à Maré par Inaat ne Kanaky; et il a
demandé à la Commission, ainsi qu'à tous les pays membres de l'Assemblée
des Nations unies, d'en prendre acte et de reconnaître l'autonomie de
gouvernance et l'indépendance kanak.
En décembre, une Assemblée générale des Nations unies doit se prononcer
sur un projet de résolution portant sur l'archipel.
++++
La solidarité envers les Kanak emprisonnés en métropole reste peu
visible. Côté outre-mer, Oscar Temaru (ex-Président de la Polynésie et
leader du parti indépendantiste Tavini Huira'atira) a écrit le 2 octobre
à Macron pour demander la libération et le rapatriement en
Nouvelle-Calédonie des membres de la CCAT - «prisonniers politiques
soumis à un régime et à un traitement d'exception incompatible avec les
faits qui leur sont reprochés». Mais dans l'archipel les manifestations
sont interdites, et en métropole la protestation contre «la déportation
des prisonniers politiques» demeure extrêmement minoritaire. Seules
quelques dizaines de personnes (ayant souvent des liens familiaux ou
amicaux avec des Kanak) ont jusqu'ici participé aux rassemblements de
soutien organisés à proximité de lieux de détention (10). Certes, une
partie de la «gauche» au sens large s'accorde à dire: «Il est fini le
temps des colonies», mais ses responsables ne mobilisent pas dans la rue
sur le sujet, préférant intervenir mezza voce.
Si les manoeuvres partidaires en cours aboutissent, il est probable
qu'elles déboucheront sur une «Nouvelle-Calédonie/Kanaky» - un
glissement de plus, après la «Kanaky/Nouvelle-Calédonie» qui a remplacé
la «Kanaky indépendante et socialiste» des années 70, et pas forcément
un mieux pour la grande majorité des Kanak.
Vanina, le 24 octobre 2024
Notes
(1) Voir notamment les CA de l'été et d'octobre (nos 342 et 343).
(2) La commission des lois du Sénat a depuis fixé le 30 novembre comme
date butoir.
(3) Le Sénat a donné son accord le 23 octobre, celui de l'Assemblée est
attendu le 6 novembre.
(4) Le couvre-feu vient d'être prolongé pour la énième fois (jusqu'au 4
novembre inclus), de même que l'interdiction de porter une arme ou de
transporter du carburant, et la limitation de la vente d'alcool.
(5) Cette délégation se composait des présidents de groupes politiques
(l'UC, Calédonie ensemble et l'Eveil océanien) et du Sénat coutumier,
ainsi que de trois des quatre parlementaires calédoniens.
(6) Il siège à l'Assemblée nationale dans le groupe de la Gauche
démocrate et républicaine. Son frère Joël a quant à lui été enfermé le
25 juin au Camp-Est, la prison de Nouméa, en raison de son appartenance
à la CCAT (il a été mis en liberté sous contrôle judiciaire le 18
octobre mais le parquet a fait appel)...
(7) Notamment comme administrateur d'Eramet, président du conseil de
direction de Koniambo Nickel et directeur de la Sofinor.
(8) Le PS2R a été présenté les 17 et 18 octobre au Centre culturel
Tjibaou, lors d'une grande conférence à laquelle participait Buffet.
(9) Il existe au total huit aires coutumières (divisées en 57 districts
coutumiers), et toutes étaient représentées ce jour-là à Maré.
(10) La «caisse de solidarité internationaliste, anticolonialiste et
anticapitaliste» ouverte sur HelloAsso par le comité Justice et liberté
pour Kanaky fonctionne toujours. Contact: jlk CHEZ riseup.net
Légendes:
1 Dans le quartier de Magenta, à Nouméa, en aout.
2 Carrefour n'a pas meilleure presse en Nouvelle-Calédonie qu'en Martinique.
3 Buffet visitant l'emplacement d'une usine détruite dans la zone
industrielle de Ducos, à Nouméa.
4 Manifestation de soutien aux prisonniers kanak à Mulhouse avant un
rassemblement devant la maison d'arrêt de Lutterbach, le 29 juin.
https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4287
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