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(fr) Socialisme Libertaire - L'ABOLITION DU TRAVAIL
Date
Fri, 8 May 2020 19:11:02 +0100
Bob Black: L'Abolition du travail. ---- Travailler? Moi jamais! ---- «
Nul ne devrait jamais travailler ---- Le travail est la source de toute
misère, ou presque, dans ce monde. Tous les maux qui peuvent se nommer
proviennent du travail – ou de ce que l’on vit dans un monde voué au
travail. Si nous voulons cesser de souffrir, il nous faut arrêter de
travailler. ---- Cela ne signifie nullement que nous devrions arrêter de
nous activer. Cela implique surtout d’avoir à créer un nouveau mode de
vie fondé sur le jeu; en d’autres mots, une révolution ludique. Par «
jeu », j’entends aussi bien la fête que la créativité, la rencontre que
la communauté, et peut-être même l’art. On ne saurait réduire la sphère
du jeu aux jeux des enfants, aussi enrichissants que puissent être ces
premiers amusements. J’en appelle à une aventure collective dans
l’allégresse généralisée ainsi qu’à l’exubérance mutuelle et consentie
librement. Le jeu n’est pas passivité. Il ne fait aucun doute que nous
avons tous besoin de consacrer au pur délassement et à l’indolence
infiniment plus de temps que cette époque ne le permet, quels que soient
notre métier ou nos revenus. Pourtant, une fois que nous nous sommes
reposés des fatigues du salariat, nous désirons presque tous agir
encore. Oblomovisme et Stakhanovisme[1]ne sont que les deux faces de la
même monnaie de singe. ---- La vie ludique est totalement incompatible
avec la réalité existante. Tant pis pour la « réalité », ce trou noir
qui aspire toute vitalité et nous prive du peu de vie qui distingue
encore l’existence humaine de la simple survie. Curieusement – ou
peut-être pas – toutes les vieilles idéologies sont conservatrices, en
ce qu’elles crient aux vertus du travail. Pour certaines d’entre elles,
comme le marxisme et la plupart des variétés d’anarchisme, leur culte du
travail est d’autant plus féroce qu’elles ne croient plus à grand-chose
d’autre.
La gauche modérée dit que nous devrions abolir toute discrimination dans
l’emploi. J’affirme pour ma part qu’il faut en finir avec l’emploi. Les
conservateurs plaident pour une législation garantissant le droit au
travail. Dans la lignée du turbulent gendre de Marx, Paul Lafargue, je
soutiens le droit à la paresse. Certains gauchistes jappent en faveur du
plein-emploi. J’aspire au plein-chômage, comme les surréalistes – sauf
que je ne plaisante pas, moi. Les sectes trotskistes militent au nom de
la révolution permanente. Ma cause est celle de la fête permanente.
Or, si tous ces idéologues sont des partisans du travail – et pas
seulement parce qu’ils comptent faire accomplir leur labeur par d’autres
–, ils manifestent d’étranges réticences à le dire. Ils peuvent pérorer
sans fin sur les salaires, les horaires, les conditions de travail,
l’exploitation, la productivité, la rentabilité; ils sont disposés à
parler de tout sauf du travail lui-même. Ces experts, qui se proposent
de penser à notre place, font rarement état publiquement de leurs
conclusions sur le travail, malgré son écrasante importance dans nos
vies. Les syndicats et les managers sont d’accords pour dire que nous
devrions vendre notre temps, nos vies en échange de la survie, même
s’ils en marchandent le prix. Les marxistes pensent que nous devrions
être régentés par des bureaucrates. Les libertariens estiment que nous
devrions travailler sous l’autorité exclusive des hommes d’affaires. Les
féministes n’ont rien contre l’autorité, du moment qu’elle est exercée
par des femmes. Il est clair que ces marchands d’idéologies sont
sérieusement divisés quant au partage de ce butin qu’est le pouvoir. Il
est non moins clair qu’aucun d’eux ne voit la moindre objection au
pouvoir en tant que tel et que tous veulent continuer à nous faire
travailler.
Vous êtes peut-être en train de vous demander si je plaisante ou si je
suis sérieux. Je plaisante et je suis sérieux. Être ludique ne veut pas
dire être ridicule. Le jeu n’est pas forcément frivole, même si
frivolité n’est pas trivialité: le plus souvent, on devrait prendre la
frivolité au sérieux. J’aimerais que la vie soit un jeu – mais un jeu
dont l’enjeu soit vertigineux. Je veux jouer pour de vrai.
Misère du salariat
L’alternative au travail n’est pas seulement l’oisiveté. Être ludique ne
veut pas dire être endormi. Autant je chéris les plaisirs de
l’indolence, autant celle-ci n’est jamais si gratifiante que lorsqu’elle
ponctue d’autres plaisirs et passe-temps. Je n’apprécie pas plus cette
soupape bien gérée et encadrée qu’on appelle « loisirs ». Loin de là.
Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du travail. Les
loisirs sont composés du temps passé à se reposer des fatigues du boulot
et à essayer frénétiquement, mais en vain, d’en oublier l’existence. De
nombreuses personnes reviennent de vacances avec un air si abattu que
l’on dirait qu’elles retournent bosser pour se reposer. La principale
différence entre le travail et les loisirs est la suivante: au boulot,
au moins, l’avachissement et l’aliénation sont rémunérés.
Je ne joue pas sur les mots. Quand je dis que je veux abolir le travail,
je veux précisément dire ce que j’énonce, mais il me faut préciser ce
que j’entends par là, en définissant mes termes de manière non
spécialisée. Ma définition minimale du travail est le labeur forcé,
c’est-à-dire la production obligatoire. Ces deux derniers paramètres
sont essentiels. Le travail est la production effectuée sous la
contrainte de moyens économiques ou politiques, la carotte ou le bâton –
la carotte n’est que la continuation du bâton par d’autres moyens. Mais
toute création n’est pas travail. Le travail n’est jamais accompli pour
lui-même, il l’est par rapport à quelque produit ou profit qu’en tire le
travailleur, ou plus souvent une autre personne. Voilà ce qu’est
nécessairement le travail. Le définir, c’est le mépriser. Mais le
travail est généralement pire encore que ce que cette définition
dévoile. La dynamique de la domination intrinsèque au travail tend avec
le temps à s’établir en système élaboré. Dans les sociétés « avancées »
où triomphe le travail – toutes les sociétés industrielles, qu’elles se
veuillent capitalistes ou « communistes » –, le travail acquiert
invariablement d’autres attributs qui ne font que renforcer son iniquité.
Habituellement – et cela était encore plus vrai dans les régimes «
communistes », où l’État était l’employeur principal et chaque personne
un employé, que dans les pays capitalistes –, le travail c’est l’emploi,
c’est-à-dire le travail salarié, ce qui revient à se vendre à crédit.
Ainsi 95% des Américains qui travaillent sont salariés – de quelqu’un ou
de quelque chose. Dans les États régis par le modèle socialiste, on
n’était pas loin des 100%. Seuls les bastions du tiers-monde agricole –
le Mexique, l’Inde, le Brésil, la Turquie – abritent pour un temps
encore des concentrations significatives de paysans qui perpétuent
l’arrangement traditionnel régentant l’essentiel de l’activité au cours
des derniers millénaires: le versement d’impôts écrasants, qu’on peut
appeler rançon, à l’État ou de rentes à des propriétaires terriens
parasitaires, en échange d’une certaine tranquillité. De nos jours, même
ce marché de dupes, cette existence précaire et soumise, paraît
préférable à l’esclavage salarié. Tous les travailleurs de l’industrie
et des bureaux sont des employés et subissent donc une forme de
surveillance qui garantit leur servilité.
Mais le travail moderne engendre pire effets encore. Les gens ne se
contentent pas de travailler; ils ont des « jobs », des pseudo-métiers,
et accomplissent continuellement une seule tâche productive. Même si
cette dernière recèle une dimension intéressante (ce qui est le cas d’un
nombre décroissant de ces jobs), la monotonie induite par son
exclusivité obligatoire phagocyte tout son potentiel ludique. Un job qui
pourrait engager l’énergie de quelques personnes, durant un temps
raisonnable, pour le plaisir, devient un fardeau pour ceux qui doivent
s’y astreindre quarante heures par semaine, sans avoir leur mot à dire
sur la manière de le faire, pour le seul profit d’actionnaires qui ne
contribuent en rien au projet – et sans la moindre possibilité de
partager les tâches parmi ceux qui doivent vraiment s’y frotter. Voilà
le vrai monde du travail: un monde de bévues bureaucratiques, de
harcèlement sexuel et de discrimination, peuplé de patrons obtus
exploitant et brimant leurs subordonnés, lesquels – selon n’importe quel
critère technique et rationnel – devraient être aux commandes et prendre
les décisions. Mais dans la réalité, le capitalisme soumet encore les
impératifs de productivités et de rentabilité aux exigences du contrôle
organisé.
La déchéance que connaît au boulot l’écrasante majorité des travailleurs
naît d’une variété infinie d’humiliations, qu’on peut désigner
globalement du nom de « discipline ». Des gens comme Foucault ont
analysé de manière complexe ce phénomène, alors qu’il est fort simple.
La discipline est constituée de la totalité des contrôles coercitifs qui
s’exercent sur le lieu de travail: surveillance, exécution machinale des
tâches, rythmes de travail imposés, quotas de production, pointeuses,
etc. La discipline est ce que le magasin, l’usine et le bureau ont en
commun avec la prison, l’école et l’hôpital psychiatrique.
Une telle horreur n’a pas d’exemple dans l’histoire préindustrielle.
Elle dépasse les capacités de nuisance dont jouissaient des tyrans tels
que Néron, Gengis Khan ou Ivan le Terrible. Aussi néfastes et
malveillants qu’ils fussent, ces oppresseurs ne disposaient pas des
moyens raffinés de domination dont profite le despotisme actuel. La
discipline est par excellence le mode de contrôle moderne, aussi
artificiel que pernicieux. Elle est à prohiber sans complaisance dans la
société humaine, dès que s’en présentera l’occasion, et dans tous ses
aspects.
Tel est le travail. Le jeu est précisément l’inverse. Le jeu est
toujours volontaire. Ce qui pourrait être un jeu devient un travail s’il
est effectué sous la contrainte – c’est l’évidence. Bernie de Koven a
tenté de définir le jeu comme la mise entre parenthèses des
conséquences. Cette définition est inacceptable si elle implique que
tout jeu n’est que futilité. Il ne s’agit pas de savoir si jouer produit
ou non des conséquences. C’est nier le plaisir qu’engendre le jeu. En
vérité, les conséquences du jeu, lorsqu’il y en a, sont gratuites. Le
jeu et le don sont étroitement liés. Ils participent, mentalement et
socialement, de la même impulsion individuelle et générique: l’instinct
ludique. Le jeu et le don partagent le même hautain dédain pour le
résultat. Le joueur aime jouer, donc il joue. Dans l’activité ludique,
la gratification principale réside dans l’activité elle-même, quelle
qu’elle soit. Un théoricien du jeu comme Huizinga, autrement pertinent
que ce con de Koven, prétend, dans Homo Ludens, définir l’activité
humaine comme un jeu dont il faut respecter les règles. J’ai le plus
grand respect pour l’érudition de Huizinga mais, en l’occurrence, je
conteste avec force l’étroitesse de sa définition. Certes, il existe
nombre de beaux jeux, tels que les échecs, le base-ball, le Monopoly ou
le bridge, qui sont soumis à des règles; mais la sphère du jeu dépasse
celles du sport et des jeux de société. La conversation et le sexe, la
danse et le voyage, voilà par exemple, des activités qui peuvent
aisément échapper à des conventions intangibles. Or, elles relèvent,
sans l’ombre d’un doute, du jeu. Et on peut se jouer des règles
elles-mêmes aussi aisément que de toutes choses.
L’esclavage volontaire
Le travail bafoue la liberté. Selon le discours officiel, nous autres
Occidentaux vivons dans des démocraties et jouissons de droits
fondamentaux, alors que d’autres sont plus infortunés: privés de
liberté, ils doivent subir le joug d’États policiers. Ces victimes
obéissent, sous peine du pire, aux ordres, quel qu’en soit l’arbitraire.
Les autorités les maintiennent sous une surveillance permanente. Les
bureaucrates à la solde de l’État contrôlent jusqu’aux moindres détails
de la vie quotidienne. Les dirigeants qui les harcèlent n’ont à répondre
qu’à leurs propres supérieurs, dans le secteur public comme dans le
privé. Dans les deux cas, la dissidence et la désobéissance sont punies.
Des délateurs informent régulièrement les autorités. On nous présente
tout cela comme étant le Mal.
Et en effet cette vision est effroyable, même si ce n’est rien d’autre
qu’une description universelle de l’entreprise moderne. Les
conservateurs, les ultra-libéraux et les démocrates de gauche qui
dénoncent le totalitarisme sont des faux-culs, des pharisiens. Il y a
plus de liberté dans n’importe quelle dictature vaguement déstalinisée
que dans l’entreprise américaine ordinaire. La discipline qu’on applique
dans une usine ou dans un bureau est la même que dans une prison ou un
monastère. En fait, comme l’ont montré Foucault et d’autres historiens,
les prisons et les usines sont apparues à peu près à la même époque. Et
leurs initiateurs se sont délibérément copiés les uns les autres pour ce
qui est des techniques de contrôle.
Un travailleur est un esclave à temps partiel. C’est le patron qui
décide de l’heure à laquelle il vous faut arriver au travail et celle de
la sortie – et de ce que vous allez y faire entre-temps. Il vous dit
quelle quantité de labeur il faut effectuer, et à quel rythme. Il a le
droit d’exercer son pouvoir jusqu’aux plus humiliantes extrémités. Si
tel est son bon plaisir, il peut tout réglementer: la fréquence de vos
pauses-pipi, la manière de vous vêtir, etc. Hors quelques garde-fou
juridiques fort variables, il peut vous renvoyer sous n’importe quel
prétexte – ou sans la moindre raison. Il vous fait espionner par des
mouchards et des chefaillons, il constitue des dossiers sur chacun de
ses employés. Répondre du tac au tac devient dans l’entreprise une forme
intolérable d’insubordination – faute professionnelle s’il en est –
comme si un travailleur n’était qu’un vilain garnement: non seulement
cela vous vaut d’être viré mais cela peut vous priver de prime de départ
et d’allocations-chômage. Sans y trouver plus de vertu ni de raison, on
peut noter que les enfants, en famille comme à l’école, subissent un
traitement fort comparable, qu’on justifie dans leur cas par leur
immaturité postulée. Cela en dit long sur leurs parents et leurs
professeurs, ces pauvres employés…
L’avilissant système de domination que je viens de décrire gouverne plus
de la moitié des heures d’éveil de la majorité des femmes et de la
multitude des hommes pendant des décennies, durant la majeure partie de
leur existence. Dans certains cas, il n’est pas trop erroné de nommer
notre système démocratie ou capitalisme ou, plus précisément encore,
industrialisme; mais les appellations les plus appropriées sont fascisme
d’usine et oligarchie de bureau. Quiconque prétend que ces gens sont
libres est un menteur ou un imbécile. On est ce que l’on fait. Si l’on
s’adonne à un travail monotone, stupide et ennuyeux, il y a de grandes
chances pour que l’on devienne à son tour monotone, stupide et ennuyeux.
Le travail – l’esclavage salarié et la nature de l’activité qu’il induit
– constitue en lui-même une bien plus valide explication à la
crétinisation rampante qui submerge le monde que des outils de contrôle
aussi abrutissants que la télévision ou le système éducatif.
Les employés, enrégimentés toute leur vie, happés par le travail au
sortir de l’école et mis entre parenthèses par leur famille à l’âge
préscolaire puis à celui de l’hospice, sont accoutumés à la hiérarchie
et psychologiquement réduits en esclavage. Leur aptitude à l’autonomie
est si atrophiée que leur peur de la liberté est la moins irrationnelle
de leurs nombreuses phobies. L’art de l’obéissance, qu’ils pratiquent
avec tant de zèle au travail, ils le transmettent dans les familles
qu’ils fondent, reproduisant ainsi le système en toutes façons et
propagent sous toutes ses formes le conformisme culturel, politique et
moral. Dès lors qu’on a vidé, par le travail, les êtres humains de toute
vitalité, ils se soumettent volontiers et en tout à la hiérarchie et aux
décisions des experts. Ils ont pris le pli.
Nous sommes si liés au monde du travail que nous ne voyons guère le mal
qui nous est fait. Il nous faut compter sur des observateurs venus
d’autres âges ou d’autres cultures pour apprécier l’extrême gravité
pathologique de notre situation présente. Il fut un temps, dans notre
propre passé, où nul n’aurait compris ou admis l’éthique du travail.
Weber ne se trompe sans doute pas lorsqu’il établit un lien entre
l’apparition de celle-ci et celle d’une religion, le calvinisme; lequel,
s’il s’est propagé à notre époque plutôt qu’il y a quatre siècles,
aurait été immédiatement, et non sans raison, dénoncé de toutes parts
comme étant une secte bizarroïde.
Quoi qu’il en soit, il nous suffit de puiser dans la sagesse de
l’Antiquité pour prendre quelque recul par rapport au travail. Les
anciens ne se leurraient pas sur le travail et leurs vues sur la
question demeurèrent incontestées, mis à part les fanatiques
calvinistes, jusqu’à ce que triomphe l’industrialisme – non sans avoir
reçu la bénédiction de ces prophètes.
Imaginons un instant que le travail ne transforme pas les gens en êtres
soumis et déshumanisés. Imaginons, à rebours de toutes notions
psychologiques plausibles comme de l’idéologie même des thuriféraires du
travail, que ce dernier n’ait aucun effet sur la formation du caractère.
Et imaginons que le travail ne soit pas aussi fatiguant, ennuyeux et
humiliant que ce que nous en savons tous, dans la douloureuse réalité.
Même ainsi le travail bafouerait encore toute aspiration humaniste et
démocratique, pour la simple raison qu’il confisque une si grande partie
de notre temps. Socrate disait que les travailleurs manuels faisaient de
piètres amis et de piètres citoyens parce qu’ils n’avaient pas le temps
de remplir les devoirs de l’amitié et d’assumer les responsabilités de
la citoyenneté. Il n’avait pas tort, le bougre. À cause du travail, nous
ne cessons de regarder nos montres, quelle que soit notre activité. Le «
temps libre » n’est rien d’autre que du temps qui ne coûte rien aux
patrons. Le temps libre est principalement consacré à se préparer pour
le travail, à revenir du travail, à surmonter la fatigue du travail. Le
temps libre est un euphémisme qui désigne la manière dont la main
d’oeuvre se transporte à ses propres frais pour se rendre au labeur et
assume l’essentiel de sa propre maintenance et de ses réparations. Le
charbon et l’acier ne font pas cela. Les fraiseuses et les machines à
écrire ne font pas cela. Mais les travailleurs le font. Pas étonnant que
Edward G. Robinson s’écrie, dans un de ses films de gangsters: « Le
travail, c’est pour les débiles! »
Tant Platon que Xénophon attribuent à Socrate – et à l’évidence
partagent avec lui – une conscience des effets nocifs du travail sur le
travailleur en tant que citoyen et en tant qu’humain. Hérodote désigne
le mépris du travail comme une vertu des Grecs classiques à leur apogée
culturelle. Pour ne prendre qu’un seul exemple à Rome, Cicéron dit que «
quiconque échange son labeur contre de l’argent se vend lui-même et se
place de lui-même dans les rangs des esclaves ». Telle franchise est
rare de nos jours, mais des sociétés primitives contemporaines qu’on
nous apprend à mépriser en fournissent des exemples qui ont éclairé les
anthropologues occidentaux. Les Kapauku de l’ouest de la Nouvelle-Guinée
ont, d’après Posposil, une conception de l’équilibre vital selon
laquelle ils ne travaillent qu’un jour sur deux, la journée de repos
étant destinée à « recouvrer la puissance et la santé perdues ».
Nos ancêtres, aussi récemment qu’au XVIIIè siècle, alors même qu’ils
étaient déjà bien avancés dans la voie qui nous a mené dans ce merdier,
avaient du moins conscience de ce que nous avons oublié – la face cachée
de l’industrialisation. Leur ardente dévotion à « Saint-Lundi » –
imposant de facto la semaine de cinq jours cinquante ans avant sa
consécration légale – faisait le désespoir des premiers propriétaires de
fabriques. Il se passa bien du temps avant qu’ils ne se soumettent à la
tyrannie de la cloche, ancêtre de la pointeuse. En fait, il fallut
remplacer, le temps d’une génération, ou deux, les adultes mâles par des
femmes, plus habituées à l’obéissance, et des enfants, plus faciles à
modeler selon les exigences industrielles.
Même les paysans exploités de l’Ancien Régime parvenaient à arracher à
leurs seigneurs une bonne part du temps censé appartenir au service de
ces derniers. D’après Lafargue, un quart du calendrier des paysans
français était constitué de dimanches et de jours de fêtes. Tchayanov,
étudiant les villages de la Russie tsariste – qu’on ne peut guère
qualifier de société progressiste – montre de même que les paysans
consacraient entre un cinquième et un quart des jours de l’année au
repos. Obnubilés par la productivité, nos contemporains sont à
l’évidence très en retard, en matière de réduction du temps de travail,
sur ces sociétés archaïques. S’ils nous voyaient, les moujiks
surexploités se demanderaient pour quelle étrange raison nous continuons
à travailler. Nous devrions sans répit nous poser la même question.
Pour saisir l’immense étendue de notre dégénérescence, il suffit de
considérer la condition première de l’humanité, sans gouvernements ni
propriété, alors que nous étions nomades chasseurs et cueilleurs. Hobbes
présumait que notre existence était alors brutale, désagréable et
courte. D’autres estiment que la vie, dans les temps préhistoriques,
n’était qu’une lutte désespérée et continuelle pour la survie, une
guerre livrée à une Nature impitoyable, où la mort et le désastre
attendaient les malchanceux et tous ceux qui ne pouvaient relever le
défi du combat pour l’existence. En fait, il ne s’agit là que du reflet
des peurs que suscite l’effondrement de l’autorité gouvernementale au
sein de groupes humains accoutumés à ne pas s’en passer, tels que
l’Angleterre de Hobbes pendant la guerre civile. Les compatriotes de
Hobbes avaient pourtant découvert des formes alternatives de société,
indiquant qu’il existait d’autres manières de vivre – parmi les Indiens
d’Amérique du Nord, tout particulièrement – mais déjà trop éloignés de
leur propre expérience pour qu’ils les assimilent. Seuls les gueux, dont
les frugales conditions d’existence étaient plus proches de celles des
Indiens, pouvaient les comprendre et, parfois, se sentir attirés par
leur mode de vie. Tout au long du XVIIIe siècle, des colons anglais
firent défection pour aller vivre dans les tribus indiennes ou, captifs
de ces dernières, refusèrent de retourner à la civilisation, tandis que
les Indiens ne faisaient jamais défection pour aller vivre dans les
colonies blanches – pas plus que les Allemands de l’Ouest n’escaladaient
naguère le mur pour demander l’asile en RDA…
La version « lutte-pour-la-vie » du darwinisme – à la Thomas Huxley –
reflète plus les conditions économiques de l’Angleterre victorienne
qu’une approche scientifique de la sélection naturelle, ainsi que l’a
démontré l’anarchiste Kropotkine dans son livre L’Aide mutuelle, un
facteur d’évolution – Kropotkine était un savant, un géographe qui eut,
bien involontairement, l’occasion d’étudier la question sur le terrain
lors de son exil en Sibérie: il savait de quoi il parlait. En revanche
et à l’instar de la plupart des théories sociales et politiques,
l’histoire que Hobbes et ses successeurs racontent n’est qu’une
autobiographie par inadvertance.
L’anthropologue Marshall Sahlins, étudiant les données concernant les
chasseurs-cueilleurs contemporains, fit exploser le mythe forgé par
Hobbes, dans un texte intitulé Âge de pierre, âge d’abondance. Les
chasseurs-cueilleurs travaillent beaucoup moins que nous et leur travail
est difficile à distinguer de ce que nous considérons relever du jeu.
Sahlins en conclut que « les chasseurs-cueilleurs travaillent moins que
nous et que, plutôt que d’être une harassante besogne, la quête pour la
nourriture est occasionnelle; leurs loisirs sont abondants et ils
consacrent plus de temps à la sieste que dans aucune autre forme de
société ». Ils « travaillent » en moyenne quatre heures par jour, si
toutefois on peut nommer « travail » leur activité. Leur « labeur », tel
qu’il nous apparaît, est hautement qualifié et développe leurs capacités
intellectuelles et physiques; le travail non qualifié à grande échelle,
observe Sahlins, n’est possible que dans le système industrialiste.
L’activité des chasseurs-cueilleurs correspond ainsi à la définition du
jeu selon Friedrich Schiller: la seule occasion qui permette à l’homme
de réaliser sa pleine humanité en donnant libre cours aux deux aspects
de sa double nature, la sensation et la pensée. Voici ce qu’en dit le
grand poète: « L’animal travaille lorsque la privation est le ressort
principal de son activité et il joue quand c’est la profusion de ses
forces qui est ce ressort, quand la vie, par sa surabondance, stimule
elle-même l’activité ».
Le jeu et la liberté sont, en matière de production, coextensifs. Même
Marx, qui malgré toutes ses bonnes intentions appartient au panthéon
productiviste, observait qu’« il ne saurait y avoir de liberté avant que
ne soit dépassé le point où demeure nécessaire le travail sous la
contrainte de la nécessité et de l’utilité extérieure ». Il ne parvint
jamais à se convaincre lui-même d’identifier clairement cette heureuse
circonstance pour ce qu’elle est: l’abolition du travail,
l’auto-suppression du prolétariat – cela pouvait, après tout, paraître
paradoxal, au siècle passé, d’être à la fois protravailleur et
antitravail. Plus maintenant.
L’aspiration à revenir ou à avancer vers une vie débarrassée du travail
transparaît dans tous les traités d’histoire sociale et culturelle
sérieux de l’Europe préindustrielle, parmi lesquels on peut citer
England in Transition de Dorothy George ou Popular Culture in Early
Modern Europe de Peter Burke. Tout aussi pertinent est l’essai de Daniel
Bell, Work and its Discontents, à ma connaissance le premier texte à
s’étendre aussi longuement sur la révolte contre le travail. Comme le
note Bell, l’Adam Smith de La Richesse des nations, malgré son
enthousiasme éperdu pour le marché et la division du travail, était bien
plus conscient de l’aspect peu reluisant du travail que ne le sont les
économistes de l’école de Chicago et tous les modernes épigones de
Smith. Ce dernier observait avec franchise: « L’intelligence de la
majeure partie des hommes est nécessairement formée par leur emploi
habituel. L’homme dont la vie se passe à effectuer quelques gestes
simples n’a guère l’occasion d’exercer son intelligence. Il devient
généralement aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature
humaine de l’être… » Voilà, en quelques mots directs, ma critique du
travail. Belle écrivait en 1956, en plein âge d’or de l’imbécillité et
de l’autosatisfaction dans l’Amérique d’Eisenhower, mais il décrivait de
manière prémonitoire le malaise inorganisé et inorganisable des années
70 qui s’est perpétué depuis et qui est impossible à récupérer par
quelque tendance politique que ce soit, qu’on ne peut exploiter et qu’on
feint donc d’ignorer. Ce problème est la révolte contre le travail. Les
économistes néo-libéraux – les Milton Friedman et ses Chicago Boys –
n’en parlent jamais dans leurs textes parce que, pour emprunter à leur
jargon et comme on dit dans Star Trek: It does not compute. « Ça ne se
calcule pas ».
Produire, pourrir, mourir
Si ces objections, fondées sur l’amour de la liberté, échouent à
persuader les humanistes à tendance utilitariste ou même paternaliste,
il en est d’autres que ceux-ci ne peuvent négliger. Le travail peut
nuire gravement à votre santé. En fait, le travail est un meurtre de
masse, un génocide. Directement ou indirectement, le travail va tuer la
plupart des lecteurs de ces lignes. Les statistiques disent qu’entre 14
000 et 25 000 personnes meurent, aux État-Unis, dans l’exercice de leur
profession. Plus de 2 millions de travailleurs ont été mutilés ou ont
gardé un handicap. De 20 à 25 millions d’entre eux sont blessés chaque
année. Précisons que ces chiffres sont basés sur une estimation
extrêmement conservatrice de ce qu’est un accident du travail. Ainsi,
ils n’incluent pas les 500 000 patients souffrant de maladies
professionnelles. J’ai feuilleté récemment un livre consacré aux
maladies professionnelles qui comptait plus de 1200 pages. Et toutes ces
données ne font qu’effleurer la réalité. Les statistiques disponibles ne
prennent en compte que les cas évident, comme les 100 000 mineurs
atteints de pneumoconiose ou de silicose et dont 4000 meurent chaque
année, ce qui équivaut à un taux de mortalité bien plus élevé que, par
exemple, celui du sida. Si ce dernier retient infiniment plus
l’attention des médias, cela ne fait que refléter le postulat selon
lequel le sida frappe surtout des pervers qui pourraient choisir de
renoncer à la dépravation tandis que le travail de la mine est une
activité sacrée qu’on ne saurait remettre en cause. Ce que taisent les
statistiques, ce sont ces millions de vies qui sont abrégées par le
travail – ce qui constitue une forme d’homicide, après tout… Voyez les
médecins qui se tuent à la tâche, la cinquantaine venue. Voyez tous les
autres workaholics, ces forcenés du boulot pour lesquels le travail est
une drogue.
Même si vous n’êtes pas tué ou mutilé au travail, il se pourrait bien
que cela vous arrive en y allant ou en en revenant, ou bien pendant que
vous en cherchez, ou encore pendant que vous essayez d’en oublier les
tourments. La grande majorité des accidentés de la route le sont,
directement ou indirectement, dans le cadre d’une de ces activités que
le travail rend obligatoire: trajets professionnels, transports de
main-d’oeuvre, congés payés. À ce bilan aggravé des victimes du travail,
on doit d’ajouter celles de la pollution industrielle et automobile ou
de l’alcoolisme et de la toxicomanie induits par la misère du travail.
Tant les maladies cardiaques que les cancers sont des pathologies
modernes qu’on peut lier, dans la plupart des cas, au travail.
Le travail institue donc l’homicide comme mode de vie. Les gens pensent
que les Cambodgiens ont été dingues de s’exterminer eux-mêmes, mais
sommes-nous bien différents? Le régime de Pol Pot reposait tout au moins
sur une vision, aussi confuse fût-elle, d’une société égalitaire.
Nous tuons des gens par millions dans le but de vendre des Big Mac et
des Cadillac aux survivants. Nos 40 000 ou 50 000 morts annuels sur les
routes sont des victimes et non des martyrs. Morts pour rien – ou, pour
mieux dire, morts au nom du travail. Or, le culte du travail ne mérite
vraiment pas qu’on meure pour lui.
Mauvaise nouvelle pour les sociaux-démocrates: les bricolages
régulateurs sont de peu d’effet dans ce contexte de vie ou de mort.
L’OSHA, organisme fédéral chargé de la santé et de la sécurité du
travail, a été conçue pour mettre de l’ordre au coeur du problème: la
sécurité dans les entreprises. Avant même que Reagan et la Cour suprême
ne l’asphyxient, l’OSHA était une farce. Sous Carter, alors que le
financement de cet organisme était plus généreux, une entreprise pouvait
s’attendre à une visite-surprise tous les quarante-six ans…
Le contrôle de l’économie par l’État ne résoudrait pas plus le problème.
Le travail était encore plus dangereux dans les pays socialistes. Des
milliers de travailleurs russes sont morts ou ont été blessés en
construisant le métro de Moscou. Et, comparé aux catastrophes
nucléaires, camouflées ou non, qui ont jalonné ces dernières décennies
l’histoire de l’URSS, l’accident de Three Miles Island fait figure
d’exercice d’alerte pour riverains de centrale nucléaire. Il n’en reste
pas moins que la déréglementation en vogue depuis les années 80
n’arrangera rien, bien au contraire, en matière de sécurité du travail.
Du point de vue sanitaire, entre autres, le travail a connu sa période
la plus noire à l’époque où l’économie s’approchait au plus près du
laisser-faire intégral. Un historien comme Eugene Genovese se montre
convaincant quand il avance – comme le font d’ailleurs les pires
apologistes de l’esclavage antérieur à la guerre de Sécession – que les
travailleurs salariés des usines du nord des États-Unis et de l’Europe
connaissaient un sort moins enviable que celui des esclaves des
plantations du Sud. Nul rééquilibrage du rapport de force entre hommes
d’affaires et bureaucrates ne semble susceptible de changer les choses
en matière de production. Une application coercitive et systématique des
normes sanitaires de l’OSHA, pour vagues et timides qu’elles soient,
paralyserait sans doute l’économie. Et ceux qui sont chargés de faire
respecter ces critères le savent bien, puisqu’ils ne font même pas mine
de sévir à l’encontre de la plupart des entreprises en infraction.
L’abolition du travail
Ce que j’ai dit jusqu’ici ne devrait prêter à aucune controverse. La
plupart des travailleurs en ont marre du travail. Les taux
d’absentéisme, de vols et de sabotages commis par les employés sont en
hausse continuelle, sans parler des grèves sauvages et de la tendance
générale à tirer au flanc. C’est peut-être là l’amorce d’un mouvement de
rejet conscient, et plus seulement viscéral, à l’égard du travail. Cela
n’empêche pas que le sentiment qui prévaut, parmi tous les patrons et
leurs séides, mais aussi chez la plupart des travailleurs, est que le
travail lui-même est inévitable et nécessaire.
Je ne suis pas d’accord. Il est à présent possible d’abolir le travail
et de le remplacer, dans les cas où il remplit une fonction utile, par
une multitude de libres activités d’un genre nouveau. L’abolition du
travail exige de s’attaquer au problème d’un point de vue tant
quantitatif que qualitatif. D’une part, il faut réduire considérablement
la quantité de travail effectuée: dans ce monde, la majeure partie du
travail est inutile, voire nuisible et il s’agit tout simplement de s’en
débarrasser. D’autre part, et là se situent tant le point central que la
possibilité d’un nouveau départ révolutionnaire, il nous faut
transformer toute l’activité que requiert le travail réellement utile en
un éventail varié de passe-temps agréables – si ce n’est qu’ils se
trouvent aboutir à des produits utiles, sociaux. Voilà qui ne devrait
sûrement pas les rendre moins attrayants, quand même!
Alors seulement, toutes les barrières artificielles que forment le
pouvoir et la propriété privée devraient s’effondrer. La création doit
devenir récréation. Et nous pourrions tous nous arrêter d’avoir peur les
uns des autres.
Je n’insinue pas que la majeure partie du travail pourrait connaître une
telle réhabilitation. Mais justement la majeure partie du travail, par
son inanité ou sa nocivité, ne mérite pas d’être réhabilitée… Seule une
fraction toujours plus réduite des activités salariées remplit des
besoins réels, indépendants de la défense ou de la reproduction du
système salarial et de ses appendices politiques ou judiciaires. Il y a
trente-cinq ans, Paul et Percival Goddman estimaient que seuls cinq pour
cent du travail effectué alors – il est probable que ce chiffre, pour
peu qu’il soit fiable, serait plus bas de nos jours – auraient suffi à
satisfaire nos besoins minimaux: alimentation, vêtements, habitat. Leur
estimation n’est qu’une supposition éclairée, mais la conclusion en est
aisée à tirer: directement ou indirectement, le gros du travail ne sert
que les desseins improductifs du commerce et du contrôle social. Du jour
au lendemain, nous pouvons affranchir des dizaines de millions de VRP et
de soldats, de gestionnaires et de flics, de courtiers et d’hommes
d’Église, banquiers et d’avocats, de professeurs et de propriétaires de
logements, de vigiles et de publicitaires, d’informaticiens et de
domestiques, etc. Et il y a là un effet boule de neige puisque, à chaque
gros ponte rendu oisif, on libère par la même occasion ses sous-fifres
et ses larbins. Ainsi implose l’économie.
Quarante pour cent de la main-d’œuvre est constituée de cols blancs,
dont la plupart exercent quelques-uns des métiers les plus ennuyeux et
les plus débiles jamais inventés. Des secteurs entiers de l’économie,
l’assurance, la banque ou l’immobilier par exemple, ne consistent en
rien d’autre qu’en un brassage de paperasse dénué de toute utilité
réelle. Ce n’est pas par hasard que le secteur « tertiaire », celui des
services, s’accroît aux dépens du « secondaire » (l’industrie) tandis
que le « primaire » (l’agriculture) a presque disparu. Comme le travail
ne présente aucune nécessité, sauf pour ceux dont il renforce le
pouvoir, des travailleurs toujours plus nombreux passent d’une activité
relativement utile à une activité relativement inutile, dans le simple
but d’assurer le maintien de l’ordre, la paix sociale – car le travail
est en soi la plus redoutable des polices. N’importe quoi vaut mieux que
rien. Voilà pourquoi vous ne pouvez rentrer avant l’horaire à la maison
sous prétexte que vous avez achevé votre besogne quotidienne plus tôt.
Même s’ils n’en ont aucun usage productif, les maîtres veulent votre
temps, et en quantité suffisante pour que vous leur apparteniez, corps
et âme. Comment expliquer autrement que la semaine de travail moyenne
n’a guère diminué au cours des cinquante dernières années?
Ensuite le couperet peut tomber sans dommage sur le travail productif
lui-même. Plus jamais de production d’armements, d’énergie nucléaire, de
bouffe industrielle, de désodorisants – et par-dessus tout, plus jamais
d’industrie automobile. Je n’ai rien contre une Stanley Steamer ou une
Ford T de temps à autre, mais le fétichisme libidinal de la bagnole qui
fait vivre des cloaques comme Détroit ou Los Angeles, pas question! À ce
stade, nous avons, mine de rien, résolu la crise de l’énergie, la crise
de l’environnement et d’autres problèmes sociaux connexes et réputés
insolubles.
Pour finir, il nous faut abolir l’activité laborieuse de loin la plus
répandue, celle dont les horaires sont les plus interminables et qui
regroupe des tâches parmi les plus ennuyeuses – et les moins bien
rémunérées. Je veux parler du travail domestique et éducatif
qu’effectuent les femmes au foyer. En abolissant le travail salarié et
en réalisant le plein-chômage, nous sapons la division sexuelle du
travail. La famille nucléaire telle que nous la connaissons provient
d’une adaptation inévitable à la division du travail qu’impose
l’esclavage salarié moderne. Qu’on le veuille ou non, telles que sont
les choses depuis un ou deux siècles, il a longtemps été plus rationnel
sur le plan économique que ce soit l’homme qui gagne le pain du ménage –
pendant que la femme se tape le boulot de merde afin que son compagnon y
trouve un doux refuge, à l’abri de ce monde sans cœur. Et que les
enfants se rendent dans des camps de concentration nommés « écoles »
d’abord pour que maman ne les ai pas sur le dos pendant qu’elle besogne,
ensuite pour mieux contrôler leurs faits et gestes – et incidemment pour
qu’ils acquièrent les habitudes de l’obéissance et de la ponctualité, si
nécessaires aux travailleurs.
Pour se débarrasser définitivement du patriarcat, il faut en finir avec
la famille nucléaire, lieu de ce « travail de l’ombre », non payé,
lequel rend possible le système de production fondé sur le travail qui,
par lui-même, a rendu nécessaire la forme moderne et adoucie du
patriarcat. Le corollaire de cette stratégie « antinucléaire » est
l’abolition de l’enfance et la fermeture des écoles. Il y a plus
d’élèves que de travailleurs à plein temps dans ce pays. Nous avons
besoin des enfants comme professeurs, et non comme élèves. Leur
contribution à la révolution ludique sera immense parce qu’ils sont
mieux exercés dans l’art de jouer que ne le sont les adultes. Les
adultes et les enfants ne sont pas identiques, mais ils deviendront
égaux grâce à l’interdépendance. Seul le jeu peut combler le fossé des
générations.
Je n’ai pas encore mentionné la possibilité d’abolir presque tout le
travail restant par l’automatisation et la cybernétique. Tous les
scientifiques, les ingénieurs et les techniciens, libérés des soucis de
la recherche militaire ou de l’obsolescence calculée auront tout loisir
d’imaginer en s’amusant des moyens d’éliminer la fatigue, l’ennui ou le
danger dans des activités comme l’exploitation minière, par exemple. Il
ne fait aucun doute qu’ils se lanceront dans bien d’autres projets pour
se distraire et se faire plaisir. Peut-être établiront-ils des systèmes
de communication multimédia à l’échelle de la planète. Peut-être
iront-ils fonder des colonies dans l’espace. Peut-être. Je ne suis pas
moi-même un fana du gadget. Je n’aimerais guère vivre dans un paradis
entièrement automatisé. Je ne veux pas de robots-esclaves faisant tout à
ma place. Je veux faire et créer moi-même. Il y a, je pense, une place
pour les techniques substitutives au travail humain, mais je la
souhaiterais modeste.
Le bilan historique et préhistorique de la technologie n’incite guère à
l’optimisme. Depuis le passage de la chasse et de la cueillette à
l’agriculture puis à l’industrie, la quantité de travail n’a cessé de
s’accroître tandis que déclinaient les talents et l’autonomie
individuelle de l’être humain. L’évolution de l’industrialisme a
accentué ce que Harry Braverman appelait la dégradation du travail. Les
observateurs les plus perspicaces ont toujours été conscients de ce
phénomène. John Stuart Mill remarquait que toutes les inventions
destinées à économiser du travail humain n’ont jamais réduit la totalité
du travail effectué d’une minute. Karl Marx a écrit qu’« on ne pourrait
rédiger une histoire des inventions faites depuis 1830 dans la seule
intention de fournir des armes au capital contre les révoltes de la
classe ouvrière ». Les technophiles les plus enthousiastes –
Saint-Simon, Comte, Lénine, B.-F. Skinner – ont toujours été de fieffés
autoritaristes, c’est-à-dire des technocrates. Nous devrions être plus
que sceptiques à l’égard des promesses de la mystique informatique. Les
ordinateurs et les informaticiens travaillent comme des chiens; il y a
de fortes chances pour que, si on les laisse faire, ils nous fassent
travailler comme des chiens. Mais s’ils ont d’autres projets, plus
susceptibles d’être subordonnés aux désirs humains que ne l’est la
prolifération des techniques de pointe, alors prêtons-leur l’oreille.
La révolution ludique
Ce que je désire réellement, c’est de voir le jeu se substituer au
travail. Un premier pas dans cette voie serait de renoncer aux notions
de « job » et de « métier ». Même les activités qui recèlent quelque
contenu ludique finissent par le perdre en étant réduites à des besognes
que des gens formés à ces tâches, et seulement ces gens-là, sont
contraints d’exercer à l’exclusion de toute autre activité. N’est-il pas
étrange que des travailleurs agricoles peinent dans les champs pendant
que leurs maîtres à air conditionnés rentrent chez eux chaque week-end
pour se livrer aux joies du jardinage? Dans un système régi par la fête
permanente, nous assisterons à l’âge d’or du dilettantisme, à côté
duquel la Renaissance aura l’air minable. Il n’y aura plus de métiers,
seulement des choses à faire et des gens pour les faire.
Le secret de la transformation du travail en jeu, comme l’a si bien
senti Charles Fourier, consiste à ordonner les activités utiles de
manière à tirer avantage de la variété des goûts, afin qu’une variété
d’êtres vivants trouvent un réel plaisir à s’y adonner à des moments
choisis. Pour que ces individus se sentent pleinement attirés par les
activités qu’ils trouvent agréables ou intéressantes, il suffit
d’éradiquer les absurdités et les déformations dont souffrent les tâches
productives lorsqu’elles sont réduites à n’être que du travail. Il ne me
déplairait pas, par exemple, de donner quelques cours (pas trop), mais
je ne veux pas d’élèves contraints et forcés, et je me refuse à faire de
la lèche à de grotesques pédants pour obtenir un poste.
En outre, il existe des activités que les gens aiment pratiquer de temps
en temps mais à petites doses, et certainement pas en permanence. On
peut aimer faire du baby-sitting pendant quelques heures pour le plaisir
de partager la compagnie d’enfants, mais pas autant que leurs propres
parents. En revanche, les parents apprécient profondément le temps ainsi
rendu disponible, même si cela les angoisserait d’être séparés trop
longtemps de leur progéniture. Ces différences entre individus fondent
la possibilité d’une vie de libre jeu. Le même principe s’applique à
bien d’autres domaines d’activités, en particulier les plus primordiaux.
C’est ainsi que de nombreuses personnes aiment cuisiner lorsqu’il s’agit
de le faire à leur gré et non lorsqu’il s’agit de ravitailler des
carcasses humaines afin qu’elles soient aptes à bosser.
Enfin, certaines activités qui sont insatisfaisantes lorsqu’elles sont
effectuées tout seul ou dans un environnement désagréable ou aux ordres
d’un patron deviennent plaisantes ou intéressantes, au moins pendant un
moment, lorsque ces circonstances viennent à changer. Cela est
probablement vrai, dans une certaine mesure, de tout travail. Les gens
déploient alors leur ingéniosité, qu’ils auraient refoulée autrement,
pour faire un jeu des plus rebutantes besognes. Des activités qui
attirent certains peuvent en repousser d’autres, mais chacun a, au moins
potentiellement, une variété d’intérêts et un intérêt pour la variété. «
Tout, au moins une fois », comme dit l’adage. Fourier était passé maître
dans l’art d’imaginer comment les penchants les plus pervers et les plus
aberrants pouvaient être employés utilement dans la société
post-civilisée, qu’il appelait Harmonie. Il pensait que l’empereur Néron
n’aurait pas fait une si sanglante carrière s’il avait pu, enfant,
satisfaire son goût pour le sang en travaillant dans un abattoir. Ceux
des petits enfants qui aiment notoirement se rouler dans la boue étaient
appelés par Fourier à se constituer en « petites hordes », chargées de
nettoyer les toilettes et de ramasser les ordures ménagères – les plus
méritants se voyant attribuer des médailles. Je ne défends pas ces
exemples précis, mais le principe qu’ils contiennent, dont je pense
qu’il est parfaitement censé et constitue l’indispensable condition
d’une transformation révolutionnaire générale.
N’oublions pas qu’il ne s’agit nullement de prendre le travail tel qu’il
existe aujourd’hui et de s’arranger pour le confier aux personnes les
plus aptes, parmi lesquelles il faudrait en effet compter bon nombre de
pervers… Si la technologie doit jouer un rôle dans cette transformation,
ce serait moins pour extraire le travail de la vie quotidienne en
automatisant toute activité que pour ouvrir de nouveaux champs à la
recréation. Il se pourrait même que nous désirions retourner, dans une
certaine mesure, à l’artisanat, retour dont William Morris considérait
qu’il serait une conséquence probable et souhaitable de la révolution
communiste. L’art serait ôté des mains des snobs et des collectionneurs,
aboli en tant que bibelot du passé destiné à un public d’élite. Ses
qualités esthétiques et créatives se verraient rendues à la vie
intégrale à laquelle le travail l’a dérobé. Il est édifiant de songer
que les vases grecs, en l’honneur desquels nous écrivons des odes et que
nous exhibons dans des musées, étaient utilisés en leur temps pour
conserver l’huile d’olive. Je doute que la camelote qui encombre notre
quotidien connaisse telle postérité dans les temps futurs, si tant est
qu’il y ait un futur. Il faut bien comprendre que le progrès ne saurait
exister dans le monde du travail, tout au contraire. Nous ne devrions
pas hésiter à emprunter au passé, les anciens n’y perdent rien et nous
nous en trouvons enrichis.
La réinvention de la vie quotidienne exige de dépasser tous les repères.
Il existe, en fait, plus de propositions en la matière que ne le
soupçonne le public. Outre Fourier et William Morris – et de temps à
autre, une piste chez Marx –, citons les écrits de Kropotkine, ceux des
syndicalistes Pataud et Pouget et ceux des anarcho-communistes à
l’ancienne (Berckman) ou nouvelle version (Bookchin). La communitas des
frères Goodman est exemplaire en ce qu’elle illustre quelles formes
naissent des desseins humains. Il y a à glaner chez les hérauts parfois
fumeux de la technologie alternative et conviviale, comme Schumacher ou
Illitch, après déconnexion de leur machine à brouillard. La lucidité
féroce des situationnistes – ce qu’on en connaît au travers de
l’anthologie de la revue Internationale situationniste ou du Traité de
savoir-vivre de Raoul Vaneigem est réjouissant, même s’ils ne sont
jamais vraiment parvenus à concilier pouvoir des conseils ouvriers et
abolition du travail. Mieux vaut une telle inconvenance mineure,
pourtant, que n’importe quelle version du gauchisme, dont les séniles
dévots semblent être les derniers thuriféraires du travail – s’il n’y
avait pas de travail, il n’y aurait pas de travailleurs, et, sans
travailleurs, que resterait-il à organiser?
Ainsi les abolitionnistes n’auront principalement à compter que sur
leurs propres forces. Nul ne peut prédire ce qu’il adviendrait si
déferlait la puissance créatrice jusqu’à présent bridée par le travail.
Tout peut arriver. La fastidieuse opposition rhétorique entre liberté et
nécessité, avec son parfum de théologie, se résoudra d’elle-même dans la
pratique dès lors que la production de valeurs d’usage se nourrira de
délicieuses activités ludiques.
La vie deviendra un jeu, ou plutôt une variété de jeux, et non plus un
jeu sans enjeu. Une rencontre sexuelle est le modèle même du jeu
productif. Les partenaires y produisent mutuellement leurs plaisirs,
personne ne tient la marque et tout le monde gagne. Plus on donne, plus
on reçoit. Dans la vie ludique, le meilleur de la sexualité imprégnera
les meilleurs moments de la vie quotidienne. Le jeu généralisé mènera à
l’érotisation de la vie. Le sexe, en retour, peut devenir moins urgent,
moins avide, plus ludique. Si nous jouons les bonnes cartes, nous
pouvons tous sortir gagnants de la partie, mais seulement si on joue
pour de vrai.
Nul ne devrait jamais travailler.
Prolétaires du monde entier, reposez-vous! »
Note:
(1) Termes emprunté au russe: Oblomov (1859) est un roman d’Ivan
Gontcharov décrivant la vie d’un jeune bourgeois mollasson;
l’oblomovtchina évoque en russe l’inertie, l’à-quoi-bontisme. Alexeï
Stakhanov était un mineur soviétique dont l’ardeur au travail fut
exaltée par la propagande stalinienne des années 1930 (NdT).
> Ce texte est libre de droit. Cette traduction (due à Julius Van Daal)
l’est également.
http://www.socialisme-libertaire.fr/2020/05/l-abolition-du-travail.html
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